Un bateau pour l'enfer
d’interrogations qui, elles aussi, resteraient sans réponse. Fuir, fuir les coups qui s’abattaient sur lui et ensuite raser les murs, arriver au bateau. Le bateau de la liberté. On le rattrapa. On le rossa. Ses tibias meurtris ne le portaient presque plus. C’est pour cela que maintenant il claudiquait. Il n’était plus question qu’il tombe une fois encore sur les agents. Il allait se terrer jusqu’au moment de l’embarquement. Il leva la tête : la masse du Saint-Louis avait surgi des ténèbres. Une masse blanc et noir, cent soixante-quinze mètres de long. L’étambot fuselé et l’étrave élancée. Deux cheminées peintes en rouge, noir et blanc. Dix-sept mille tonneaux. Cinq ponts au-dessus de la ligne de flottaison ; trois autres enfouis sous sa surface. À peine dix ans d’âge. C’était un magnifique bateau, luxueusement décoré, qui avait connu – avant l’avènement du III e Reich – des soirées de strass et de paillettes, soirées lumineuses où se côtoyaient les riches voyageurs de toutes les nationalités.
Mais Pozner, lui, ne vit que le drapeau qui flottait à la poupe où figurait le symbole en forme de croix à branches coudées : la svastika. Dire que cette figure inspirée de la mythologie hindoue signifiait : « Qui conduit au bien-être. »
Le quai était désert. Sur sa droite, son regard croisa un amas de peaux empilées près du hangar. Étant né dans une communauté agricole, Pozner savait que personne n’approcherait de ces peaux avant plusieurs semaines ; le temps qu’elles sèchent au soleil. La puanteur qui s’en dégageait avait de quoi écarter le policier le plus curieux. Pour Pozner, après Dachau, ces peaux représentaient un jardin parfumé. Sans hésiter, il alla s’y terrer, ferma les yeux, et attendit que le jour se lève.
C’est ainsi qu’il ne vit pas l’homme qui descendait la passerelle.
Un homme vêtu d’un uniforme de steward. Blond, une quarantaine d’années. Avec sa bedaine et son double menton, Otto Schiendick avait tout du forain. Il remonta le quai et, une fois hors du port, sauta dans un taxi qui le conduisit au siège local de l’Abwehr. Il connaissait bien ce lieu. C’est là que, quatre ans auparavant, il avait été recruté par les services secrets. Très vite, son habileté à faire passer des messages lui avait valu l’estime et la considération de ses supérieurs ; en particulier celles du commandant Udo von Bonin, chef de la section responsable des activités d’espionnage aux États-Unis. Sous la houlette du vice-amiral Canaris, les services secrets avaient réussi à tisser une véritable toile d’araignée formée d’espions en tout genre dont New York était le centre névralgique. On y dénombrait pêle-mêle des individus tels que Paul Bante, citoyen d’origine allemande, naturalisé américain en 1938 ; Alfred Brokhoff, pareillement citoyen allemand et naturalisé américain en 1923 (celui-ci travaillera plus de dix-sept ans comme docker dans le port de New York, avant d’être finalement arrêté en 1942) ; Max Blank, arrivé aux États-Unis en 1928 (bien qu’il n’obtînt jamais la nationalité américaine, il travailla dans une librairie spécialisée dans la littérature allemande et dans la vente de livres par correspondance, au sein même de la ville de New York). On pourrait citer aussi Heinrich Clausing, Conradin Otto Dold, Richard Eichenlaub ou encore Rudolf Ebeling. Tout ce monde faisait partie d’un groupe de trente-trois espions à la solde du III e Reich, qui formait le célèbre réseau Duquesne [22] . Or, le Saint-Louis reliait régulièrement New York à Hambourg. Quoi de plus naturel qu’il fût employé, comme d’autres navires battant pavillon allemand, pour servir de plate-forme aux opérations de l’Abwehr. Ce fut au cours de l’une de ces traversées que Schiendick s’illustra, échappant aux fouilles organisées par le FBI en dissimulant – semble-t-il – dans un tube scellé inséré dans son anus les courriers que ses intermédiaires lui confiaient. Son rôle était devenu encore plus essentiel depuis que l’un des deux agents qui représentaient la Hapag à Cuba – un certain Robert Hoffman – avait mis en place un réseau de transmission particulièrement efficace, entre l’Amérique et La Havane – La Havane servant de passerelle. Une fois arrivé à Cuba, Schiendick avait ordre d’entrer en relation avec le représentant du bureau de
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