Un bateau pour l'enfer
haut intérêt, reçu récemment par le consul américain à Cuba, à La Havane, et qui concerne les réfugiés.
Sincèrement vôtre.
AM Warren
Chef de la division des visas
Dans les milieux cubains bien informés, une rumeur court selon laquelle un convoi de plus de mille Juifs s’apprête à quitter un port d’Allemagne dans les jours à venir. Ce convoi devrait atteindre La Havane au début du mois de juin. […] Ainsi que le signale le Diario , le département de l’immigration cubain affirme tout ignorer de cette affaire. De surcroît, ce même département, en accord avec la loi en vigueur, a clairement affirmé qu’il n’était pas dans son intention de permettre à des milliers de réfugiés de débarquer sur le sol cubain, d’autant que le Mexique et les États-Unis ont indiqué qu’ils s’opposeraient à leur admission sur leur territoire.
[…] Le ministère du Travail a lui aussi fait savoir qu’il interviendrait dans le cas où des milliers de Juifs viendraient à débarquer. […] Leur présence risquerait de priver d’emplois les travailleurs cubains.
Il apparaît aussi dans d’autres journaux de La Havane et à travers certains encarts publicitaires qu’un navire de vingt-cinq mille tonneaux, appartenant à la Hamburg American Line, le Saint-Louis , est attendu pour la mi-mai avec à son bord près d’un millier de réfugiés juifs.
[…] Il est probable que le directeur général pour l’Immigration (le colonel Benitez) n’a pas délivré aux passagers de visas officiels en bonne et due forme, mais des permis issus d’un bureau créé de toutes pièces par lui, en échange d’un versement de cent cinquante dollars par passager. Ainsi que je le signalais dans un précédent rapport daté du 17 mars 1939, le directeur général pour l’Immigration gère l’admission des réfugiés européens au gré de sa fantaisie et selon ses propres inclinations.
[…] Sur les ondes, les éditoriaux continuent de critiquer sévèrement l’admission de nouveaux réfugiés. Et un hebdomadaire de La Havane, daté du 3 mai, a révélé qu’un important membre du Congrès a soumis une requête au président cubain, exigeant de celui-ci qu’il promulgue un décret, je cite, « mettant fin à l’arrivée sans cesse renouvelée de réfugiés juifs, lesquels inondent littéralement la République, et qui rende caduques les autorisations déjà émises et ce, tant que le Parlement n’aura pas voté de loi châtiant les responsables de cette immigration frauduleuse, qui se moquent des lois de la République ».
7 mai 1939
Ce matin-là, un vent glacial soufflait dans la gare centrale de Berlin. Pourtant, nous étions en plein cœur du printemps. Sous les croix gammées noires sur fond rouge et le regard narquois des SS , des centaines de silhouettes se dirigeaient d’un pas nerveux vers le train qui les emmènerait à plus de deux cent quatre-vingts kilomètres de là, à Hambourg. De nombreuses malles les suivaient, puisque le droit leur avait été accordé d’emmener tout ce qu’ils souhaitaient à hauteur d’un conteneur par famille. Vingt-sept malles rien que pour les Karliner, se souviendra Herbert qui avait tout juste douze ans à l’époque. La Gestapo les avait surnommées « les malles des Juifs ». Il y avait aussi les Adelberg, Samuel et Berthold ; les Begleiter, Alfred, Naftali et Sara ; les Dresel, Alfred, Richard, Ruth et Zila ; les Brandt. Jeunes et vieux, hommes et femmes. Tous, les traits tendus, l’œil cerclé de bistre. Tous, sauf les enfants, heureux comme des enfants, excités à l’idée de prendre le train, émerveillés par avance parce qu’ils allaient embarquer sur un beau navire. Ils étaient tous là, et pourtant il restait encore six jours avant le grand départ. C’était la peur, l’indicible peur qu’un changement de dernière minute vînt tout bouleverser qui les avait poussés à quitter au plus vite leurs villes respectives, quitte à patienter dans un hôtel de passe.
Aux côtés de son époux, Ruth Singer avançait en silence. Elle ne voyait rien, elle n’entendait rien. Toutes ses pensées allaient vers sa fille Judith et ses petits-enfants restés à Berlin. Les reverrait-elle jamais ? Quand ? Où ? Dans quel pays ?
Comme s’il avait lu dans les pensées de sa femme, Dan lui prit le bras, le serra très fort en murmurant :
« Tu verras. Tout va bien se passer. Judith nous rejoindra. Ne te fais pas de
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