Un bateau pour l'enfer
encore Susan Scheleger :
« Nous étions soulagés d’avoir quitté l’Allemagne. L’atmosphère à bord était à la fête. Nous dansions, nous nous amusions beaucoup. »
Et Philip Freund :
« C’était une aventure de se retrouver sur cet énorme paquebot où il y avait plein de choses à découvrir. J’étais très intrigué par la salle des machines. Ma mère me disait : “Surtout tu ne descends pas à la salle des machines.” Le premier endroit où je me suis aventuré fut bien sûr cette fameuse salle des machines. Ce lieu interdit. »
Et Herbert Karliner :
« Je passais mon temps à courir de tous côtés. Je suis même monté voir le capitaine une fois ou deux. Déjà à l’époque nous jouions aux cow-boys et aux Indiens. Un soir, il y a même eu une soirée spéciale pour les enfants. »
Anna Fuchs-Marx :
« Les gens faisaient preuve d’une bonne humeur héroïque compte tenu de la situation. Ils étaient pleins d’espoir et aussi de crainte pour l’avenir. C’était la joie d’avoir quitté l’Allemagne. »
Néanmoins, au-delà de cette sérénité retrouvée, la béance des cicatrices demeurait. Il suffisait d’observer les enfants pour s’en convaincre. Certains d’entre eux avaient inventé un jeu bien singulier qu’ils avaient baptisé « Ici les Juifs ne sont pas admis ». Deux garçons adoptaient une allure rigide et sévère devant une barrière improvisée et détaillaient des pieds à la tête un de leurs camarades qui cherchait à passer. Les deux « gardiens » demandaient ensuite d’une voix dure : « Es-tu juif ? » Et comme l’autre se contentait de répondre oui, ils lui interdisaient sèchement le droit de passage en déclarant : « Les Juifs ne sont pas admis ici ! » Et le copain de répondre, l’air penaud : « Mais je ne suis qu’un tout petit Juif ».
La Havane, ce même jour, 19 mai
Dans son modeste bureau, situé au 556 de la rue Aguiar, Milton Goldsmith s’efforçait d’apaiser l’énervement de sa collègue, Laura Margolis. Voilà quelques mois que le couple dirigeait le Comité de secours juif à Cuba. C’était une petite organisation dont dépendaient la très grande majorité des cinq mille réfugiés installés à La Havane, qui vivaient avec l’espoir de pouvoir émigrer un jour aux États-Unis. Et ce nombre allait croissant. La tâche était aussi énorme que les moyens financiers du comité étaient limités. Au bord de la crise de nerfs, Laura s’exclama :
« Où est la solution ? Dites-le-moi ? Nous sommes de plus en plus débordés ! Il nous faudrait embaucher une personne de plus. »
Avec la patience que lui conférait son âge avancé, Milton tapota affectueusement la main de Laura.
« Nous trouverons les moyens. J’ai contacté les bureaux du Joint à New York. Je leur ai expliqué dans quelle situation nous nous trouvions. »
Et il s’empressa d’ajouter d’un air un peu las :
« Croyez-vous que je vis de bon cœur ce qui nous arrive ? Il ne se passe pas un jour sans que je ne sois poursuivi jusque dans ma chambre d’hôtel par des malheureux qui n’ont plus les moyens de survivre. D’autres me supplient d’intervenir auprès des autorités américaines pour qu’un visa leur soit attribué. D’autres encore implorent mon aide pour que je fasse venir leurs parents ou leurs enfants restés en Allemagne. Et comme si tout cela ne suffisait pas, voilà que nous allons avoir à régler cette affaire du Saint-Louis.
— Le Saint-Louis , répéta Laura Margolis. Je sais. J’ai signalé au Joint les problèmes auxquels nous risquons d’être confrontés. Moi aussi je suis harcelée par des familles qui cherchent à être rassurées. Certaines d’entre elles auraient eu vent que les permis signés par Benitez n’étaient pas “casher”.
— Et que leur avez-vous répondu ? »
Laura leva les yeux au ciel.
« Que répondre, sinon tenter de les rassurer ? »
Elle s’empressa de demander :
« Et vous ? Quelle est votre impression ? Peut-on imaginer sérieusement que le gouvernement cubain abandonne à leur sort le millier de personnes qui sont à bord du Saint-Louis ? »
Milton Goldsmith poussa un soupir.
« Je n’en sais rien, Laura. Je n’en sais rien. Tout ce que je puis vous dire, c’est que nous sommes à Cuba. Tout peut arriver. Le pire comme le meilleur… »
Non loin de là, Manuel Benitez était lui aussi en train de passer par mille
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