Un bateau pour l'enfer
d’accorder asile aux passagers du Saint-Louis. »
Un petit rire ironique secoua Benitez. Il effleura distraitement les extrémités de sa moustache.
« Le décret n° 937… Mais ce n’est qu’un vulgaire morceau de papier qui n’a pas plus de valeur que l’accord signé à Munich entre le Führer et ce pauvre Chamberlain. »
Clasing écarquilla les yeux.
« Comment pouvez-vous accorder si peu de crédit à un décret présidentiel ? »
Le colonel écarta les bras.
« ¡Ésta es Cuba ! Nous sommes à Cuba, mon cher ! Vous devriez savoir que dans ce pays, les lois ne valent que pour ce qu’elles sont : de simples trompe-l’œil. Des artifices qui ont pour but d’endormir la foule. Faites-moi donc confiance, vos passagers débarqueront. »
Il s’empressa de faire observer :
« D’ailleurs, ne m’avez-vous pas dit que le Dr Remos [37] s’était proposé de plaider votre cause auprès du président ? Alors ! »
Luis Clasing resta silencieux. Il était vrai que le secrétaire d’État lui avait promis son aide. Il en avait même été surpris, sachant à quel point Remos soutenait les idées de Brù. Pourtant, devant son étonnement, le secrétaire lui avait déclaré : « La conscience est parfois plus importante que tout. Vous devriez vous en souvenir. »
« Cela étant, reprit le colonel Benitez, nous pourrions peut-être trouver une issue au cas où le président Laredo maintiendrait sa position.
— C’est-à-dire ? »
Un sourire énigmatique était apparu sur le visage buriné de l’homme.
« Voyez-vous, mon cher Luis, j’ai beaucoup réfléchi à cette histoire de décret n° 937. Je suis certain qu’il n’a pas été inspiré au président dans l’unique but de freiner l’immigration. Non. Ce décret n’est ni plus ni moins qu’un acte de vengeance.
— Un acte de vengeance, dites-vous ? Mais pourquoi ? Qui serait visé ?
— Qui voulez-vous que ce soit, sinon ma personne ? répliqua Benitez comme s’il s’agissait d’une évidence. Ne vous êtes-vous jamais demandé si notre président n’aurait pas souhaité s’approprier une partie des sommes encaissées par le bureau d’immigration ?
— Vous n’êtes pas sérieux !
— Au contraire, jamais je n’ai été aussi sérieux. Il ne s’agit pas d’une supposition, mais d’une certitude. »
Il ajouta en se parodiant :
« Nous sommes à Cuba, mon cher ! »
Un peu perdu, Clasing attendit la suite.
« Aussi, reprit le colonel, je me demande s’il ne suffirait pas de combler cette… lacune pour que vos passagers débarquent librement. »
L’agent de la Hapag croisa les bras.
« Mais encore…
— Parlons clairement : combien votre compagnie serait-elle disposée à verser pour obtenir l’abrogation du décret ?
— Et si je vous retournais la question ? Quelle somme serait susceptible de faire fléchir le président Brù ? »
Benitez fit mine de réfléchir, puis :
« Quelque chose comme… deux cent cinquante mille dollars ? »
Clasing faillit s’étouffer.
« Deux cent cinquante mille dollars ? Jamais la Hapag n’acceptera de débourser un tel montant ! C’est absurde.
— Dans ce cas…
— Et pourquoi ne pas imaginer une autre solution, colonel ?
— Je vous écoute.
— Vos… caisses (il faillit dire « vos poches ») sont pleines. Il serait très facile pour vous de vous départir de la somme. Disons que ce serait un manque à gagner, c’est tout. »
Ce fut au tour de Manuel Benitez de s’étrangler.
« Moi ? dit-il en se frappant la poitrine. Vous croyez que cet argent est placé sur mon compte en banque personnel ? Vous m’insultez, monsieur Clasing ! Je ne peux pas l’accepter. »
Il fit mine de se lever.
« Attendez ! C’est trop facile ! Vous vous dérobez à vos responsabilités, vous ne pensez qu’à votre orgueil, tandis que moi j’ai le problème de neuf cent trente-sept passagers sur les bras. Vous devez m’aider ! Vous semblez oublier que c’est vous qui avez signé ces visas !
— Très bien. Pour vous prouver ma bonne foi, je vais de ce pas téléphoner à la présidence. »
Il se leva pour de bon et invita l’agent de la Hapag à le suivre.
Un téléphone se trouvait sur un coin du bar. Le colonel composa le numéro du palais. Il sollicita du secrétaire un rendez-vous immédiat et urgent avec Laredo Brù. On le mit en attente. Au bout de quelques minutes, on lui fit savoir que le
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