Un bateau pour l'enfer
le Saint-Louis avait franchi la Manche et abandonné le golfe de Gascogne.
« Huit heures du matin, écrit Erich Dublon. On se bouscule sur le pont pour admirer l’une des îles des Açores. L’île de Flores semble une montagne qui regarde l’océan. On aperçoit de nombreuses maisonnettes. Et, sur l’une des extrémités planes, trois moulins à vent dont les ailes tournent lentement, une église. Hélas, la brume qui est apparue aux premières lueurs de l’aube se fait de plus en plus dense. Et la vision de l’île s’estompe rapidement. »
Nous étions le 19 mai. Un vendredi. En fin d’après-midi, alors que la première étoile n’était pas encore apparue dans le ciel. Les passagers les plus pratiquants – du moins tous ceux que le grand salon pouvait contenir – se rassemblèrent. À la lueur des bougies, Dan Singer, Ruth et les autres eurent l’impression de vivre un instant miraculeux : non seulement ils avaient obtenu de Gustav Schröder l’autorisation de célébrer l’office du shabbat, mais le capitaine avait poussé la courtoisie jusqu’à ordonner – au grand dam des « pompiers » et de Schiendick – que l’on décrochât le portrait du Führer pendant toute la durée de la prière. Alors que s’élevait le kabalat shabbat , le chant enveloppa les cœurs d’un espoir neuf, l’espoir d’un avenir bientôt retrouvé, et Dan se surprit à réciter les mots de son enfance, des mots qu’il n’avait plus prononcés depuis longtemps : « Boï kala boï kala shabbat malketa… » « Viens fiancé, viens fiancé, shabbat la reine… »
Il posa son regard sur Ruth. Elle semblait sereine. Sans doute commençait-elle à croire elle aussi en des jours meilleurs.
À dix-huit heures précises, Manuel Benitez fut introduit dans le bureau présidentiel.
À 18 h 15, il en ressortit fortement contrarié. Le colonel avait à peine commencé à exposer le problème posé par le décret n° 937 qu’il avait été sèchement interrompu « L’affaire est entendue, colonel Benitez. La loi restera ce qu’elle est. »
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Ruth n’était pas la seule à croire en des jours meilleurs. Dans leur très grande majorité, les passagers voyaient leur cauchemar s’éloigner tandis que le navire se rapprochait un peu plus de Cuba.
Il faut dire que les distractions étaient aussi nombreuses que variées. Certains – qui jusqu’ici n’avaient jamais été très férus de sport – étaient devenus de fervents adeptes du gymnase ; d’autres faisaient tous les matins une heure de marche le long du pont-promenade ; d’autres encore se livraient à de longues parties de shuffleboard [38] , ou à des courses de chevaux de bois. Les femmes bavardaient, paresseusement allongées au bord de la piscine, tandis que les hommes se retrouvaient dans le fumoir lambrissé de chêne pour échanger leur vision du monde. À la nuit venue, une fois les enfants couchés, les couples gagnaient la Tanzplatz, pour se laisser emporter dans un tourbillon d’insouciance sur la piste de danse Lotosblumen Walzer, Dur und Moll, Pot-Pourri, Erinnerungen an Sorrento , valses viennoises, fox-trot et charleston s’enchaînaient pour s’achever, la plupart du temps, sur un air de Franz Lehar au titre bien curieux : Hab’ ein blaues Himmelbett ? « As-tu un lit à baldaquin bleu ? » On était à mille lieues de la nuit de Cristal et des silences effrayés.
En évoquant ces instants, Schröder écrivit dans ses mémoires :
« Grâce à l’air frais du large, à la bonne nourriture, au service soigné, il régna rapidement une ambiance détendue sur le navire. Progressivement, les tristes souvenirs de la vie au pays se perdaient dans les flots pour être remplacés par des rêves. Ce bateau accueillant, voguant au cœur de l’Atlantique, formait un univers unique. L’espoir et la confiance y refleurissaient. »
Un témoignage que confirmera, plus tard, Sol Messinger :
« C’était un immense soulagement que de quitter l’Allemagne, compte tenu de la façon dont nous avions été traités par presque tous les Allemands. Sur le bateau, tout le monde se conduisait merveilleusement bien avec nous. C’était surréel. Il y avait une piscine. Moi je n’avais jamais nagé auparavant, et bien sûr ma mère m’interdisait d’y aller. Mon père lui a dit : “Laisse donc le petit y aller.” J’ai donc nagé pour la première fois de ma vie sur le Saint-Louis. J’ai adoré ça. »
Ou
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