Un bateau pour l'enfer
président l’attendait en fin d’après-midi. À dix-huit heures précises. Satisfait, Benitez raccrocha et lança à Clasing d’un air triomphant :
« Et voilà ! Vous voyez bien qu’il n’y a pas de raison de vous inquiéter. Je vais parler au président. Et je suis sûr qu’il se rendra à mes arguments. À présent, señor Clasing, vous pouvez aller faire votre sieste ! »
L’agent de la Hapag opina sans enthousiasme et se retira encore plus soucieux qu’à son arrivée. C’est qu’un autre sujet le tourmentait, dont il ne pouvait s’entretenir avec Benitez. Il n’ignorait pas que le soi-disant collaborateur qu’on lui avait imposé, en l’occurrence Robert Hoffman, faisait partie du réseau d’espionnage que l’Abwehr avait implanté sur l’île. Il n’ignorait pas non plus qu’un échange d’informations était prévu entre Hoffman et un membre de l’équipage du Saint-Louis . Si par malheur Benitez venait à échouer dans ses démarches, les passagers ne débarqueraient pas et Hoffman serait dans l’incapacité de transmettre à Otto Schiendick les précieux renseignements qu’il détenait. Clasing prit son mouchoir, essuya d’un geste nerveux la sueur qui inondait son front et activa le pas.
Non loin de là se trouvait l’American Club. C’est à cet endroit que se réunissaient la plupart des officiels qui travaillaient pour les différents organismes liés aux États-Unis, ambassade, consulat, agents secrets, businessmen , mais aussi nombre de Juifs qui vivaient à Cuba (environ une centaine de familles) et possédaient la nationalité américaine. La plupart d’entre eux étaient originaires de Roumanie ou descendaient d’émigrés juifs allemands installés en Amérique. Ils étaient arrivés dans le pays au début des années 20 et s’étaient très vite intégrés. Ils parlaient couramment l’espagnol, possédaient leur synagogue, leurs magasins de nourriture casher, et partageaient leurs moments de loisir dans des clubs aussi huppés que le Miramar Yacht-Club ou le Havana Yacht-Club. L’idée de quitter Cuba pour émigrer aux États-Unis ou ailleurs n’effleurait même pas leur esprit.
Assis près de la baie vitrée ouverte sur la rue, Ross E. Rowell pria le serveur de lui verser une nouvelle rasade de bourbon. Une expression soucieuse voilait le visage de l’espion américain. Il jeta un coup d’œil un peu las sur le verre vide abandonné par l’homme qui venait de se retirer : son collègue, Henry Barber, ne lui avait donné aucun conseil efficace quant à la manière de piéger le ou les agents de l’Abwehr qui débarqueraient en même temps que les passagers du Saint-Louis . Car de cela, Rowell était certain : il n’y aurait pas que de simples voyageurs à bord du navire. Il eût été pour le moins extraordinaire que les services de renseignements allemands n’eussent pas songé à profiter de ce voyage pour récupérer des informations auprès de Robert Hoffman, leur agent en poste. Seulement voilà : comment identifier parmi un millier de personnes le « facteur » désigné pour cette mission ? Barber, qui possédait une expérience bien plus grande que celle de Rowell, semblait traîner les pieds. Il jugeait inutile que, le jour de l’arrivée du Saint-Louis , Rowell et lui fassent le pied de grue sur le quai afin d’examiner tous les visages, comme si – avait-il ajouté – la fonction d’agent de l’Abwehr pouvait être gravée sur l’un d’entre eux. Selon lui, il était préférable d’attendre que tous aient débarqué pour surveiller leur comportement.
« Filer mille personnes dans les rues de Cuba ? s’était récrié Rowell. Il faudrait une armée de suiveurs ! Vous n’y pensez pas ! »
Finalement, à force de persuasion, l’attaché naval avait réussi à convaincre son collègue. Le jour de l’arrivée du Saint-Louis , tous deux se rendraient sur le quai et épieraient discrètement les passagers. Avec un peu de chance, Robert Hoffman s’y trouverait lui aussi. Dans le cas où son correspondant l’aborderait, Barber et Rowell seraient là, prêts à intervenir afin d’empêcher – dans la mesure du possible – un éventuel échange d’informations entre les deux hommes.
À présent, Rowell se demandait si, tout compte fait, Barber n’avait pas raison l’espion allemand serait-il suffisamment stupide pour s’afficher en plein jour avec l’envoyé de l’Abwehr ?
Voilà quatre jours que
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