Un bateau pour l'enfer
tourments ; mais pas pour les mêmes raisons.
Depuis qu’à son corps défendant il avait été contraint de reconnaître que l’entrevue avec le président Brù n’avait rien donné, il devait faire face au feu des questions que lui assenaient tour à tour Luis Clasing et Robert Hoffman. Clasing parce qu’il était responsable des voyageurs en tant que représentant de la Hapag. Hoffman, parce qu’il craignait de manquer son rendez-vous avec Otto Schiendick.
« Et maintenant, questionna Clasing, comment allons-nous nous en-sortir ? »
Le directeur de l’immigration essaya d’adopter un ton désinvolte.
« Pourquoi vous mettez-vous dans cet état ? Réfléchissez donc un peu. Brù autoriserait-il le Saint-Louis à pénétrer dans les eaux territoriales cubaines, sans même parler du port de La Havane, s’il avait vraiment l’intention de s’opposer au débarquement des passagers ? »
Ce fut Robert Hoffman qui répliqua :
« Je suis au regret de vous dire que votre argument ne tient pas ! Primo, le bateau n’est pas encore dans le port. Deuzio, à supposer qu’il y arrive, il y a une grande différence entre sa présence et le débarquement effectif des réfugiés ! »
Benitez fouilla dans le tiroir de son bureau et en extirpa un document imprimé.
« Lisez donc ceci ! Une centaine d’exemplaires sont actuellement placardés un peu partout dans la ville. Le texte stipule que mon bureau ne délivrera plus un seul visa. Mais en revanche, tous ceux qui ont été accordés avant le 6 mai, date à laquelle le décret n° 937 est entré en vigueur, seront dûment honorés. »
Il ajouta avec un large sourire :
« Or, les permis du Saint-Louis furent attribués avant le 6 mai. Vous comprendrez bien que la législation ne peut être rétroactive. Ces permis sont donc parfaitement légaux. »
Et il conclut :
« Vos passagers débarqueront. Je vous le garantis ! »
Hoffman et Clasing échangèrent un regard circonspect. L’argument du colonel semblait tenir la route…
À bord du Saint-Louis , le gong du dîner avait retenti depuis un moment déjà.
Dan et Ruth étaient assis à la même table qu’au premier jour, près de Max et d’Élise Loewe.
Dan s’empara du menu et lut à l’intention de Ruth, qui, par coquetterie, ne mettait jamais ses lunettes en public :
« Caviar sur toast, consommé aux quenelles, sole grillée, tournedos Rossini, dinde farcie au céleri, asperges à la sauce hollandaise, choux au vin, épinards à la crème, salade de laitue et de concombres.
— J’espère qu’il y a des glaces ! soupira Ruth, la fille de Max Loewe.
— Himbeer-Eis ! Une glace à la framboise. Sinon une glace Carmen.
— Une glace Carmen ? s’étonna Élise Loewe. Mais où vont-ils chercher ces noms ? »
Elle se pencha vers son mari :
« Je pense que tu prendras la sole grillée, n’est-ce pas ? »
Max Loewe répondit d’un vague signe de la tête. Il semblait ailleurs. En fait, depuis leur départ de Hambourg, une expression triste, lointaine, restait gravée sur son visage. C’était comme s’il n’avait pas quitté sa ville natale de Breslau ; comme si jamais le bruit des vagues, ou la musique de l’orchestre, ne réussissaient à couvrir l’aboiement des chiens qui résonnait encore dans sa mémoire.
« Plus que huit jours, annonça Babette Spanier qui venait de rejoindre la table en compagnie de son mari. Nous sommes presque à mi-chemin. C’est merveilleux, vous ne trouvez pas ? »
Elle enchaîna très vite :
« Parfois je me demande si tout cela n’est pas une comédie. »
Son époux lui décocha un regard interrogatif.
« Une comédie ?
— Je veux parler des marins, des stewards. Vous avez vu de quelle façon ils nous traitent ?
— Pour ce qui me concerne, fit remarquer Dan Singer, je les trouve extrêmement aimables. N’êtes-vous pas de cet avis ?
— Bien sûr ! C’est pourquoi je parle de comédie. Vous pensez bien qu’ils ne sont pas sincères ! »
Fritz Spanier haussa les épaules.
« Comédie ou non, quelle importance ? L’essentiel pour nous est de ne plus avoir à subir ce que nous avons subi ; et pour eux, l’essentiel est de se débarrasser de nous. Alors… »
Il répéta :
« Quelle importance ?
— Savez-vous quel film ils ont prévu pour ce soir ? s’informa Ruth Singer.
— Aucune idée, lui répondit Babette. Mais j’ai bien aimé celui d’hier. Le Cabinet des
Weitere Kostenlose Bücher