Un bateau pour l'enfer
figures de cire. Un peu effrayant par moments. Mais un beau film.
— Pour ma part, je n’ai jamais trouvé de talent à Paul Leni, lança Alice Feilchenfeld.
— Je vous trouve bien sévère. Leni est un merveilleux metteur en scène.
— Quelqu’un aurait-il aperçu M me Weiler ? s’enquit tout à coup Fritz Spanier.
— Elle doit être au chevet son mari, dit Alice. J’ai cru comprendre que le pauvre homme n’allait pas très bien. Il n’a pas quitté sa cabine depuis que nous sommes partis.
— Pourvu que ce ne soit pas trop grave. Il serait bien fâcheux qu’il lui arrive quelque chose alors que la liberté est proche. Ce serait absurde. »
Un silence approbateur accueillit sa remarque.
Si près du but, pensa Dan Singer, ce serait non seulement absurde, mais si injuste.
C’est probablement ce que devait penser aussi Recha Weiler, en passant un linge humide sur le front de son mari. Elle le regardait comme on regarde un enfant. Une vie dans ce visage. Toute une vie. Leur vie. On frappa à la porte. Elle sursauta. Voici quelques années déjà qu’elle sursautait au moindre bruit. Qui cela pouvait-il bien être ? Le médecin du bord, le Dr Walter Glaüner, était déjà passé ce matin.
Elle alla ouvrir et eut un petit mouvement de surprise. C’était bien Glaüner.
« Bonsoir, madame. J’espère que je ne vous dérange pas. Je suis venu prendre des nouvelles de M. Weiler. Comment va-t-il ? »
Recha l’invita à entrer.
« Je ne sais plus, docteur. Il n’a rien mangé de la journée. »
Le médecin s’approcha du lit du vieux professeur.
« Alors, murmura-t-il doucement. Comment vous sentez-vous ? »
Meier Weiler eut un vague sourire.
« Je vais, docteur. Je vais… J’ignore encore où, mais j’y vais.
— À Cuba, dit Recha avec force. Plus que quelques jours maintenant. »
Et elle ajouta, en étouffant un sanglot :
« De toute façon, sache que tu n’iras nulle part sans moi. »
Walter Glaüner prit le pouls du malade, sa tension, palpa son ventre, examina ses pupilles.
« A-t-il bien pris les comprimés que je vous ai donnés ? demanda-t-il à Recha.
— Bien sûr.
— Alors il faut patienter. Vous verrez. Demain il ira mieux. »
Recha acquiesça, mais sans grande conviction. Elle connaissait son mari comme elle se connaissait elle-même. Il faisait partie de sa chair. Une voix lui soufflait que l’esprit ne luttait pas. Cet homme qui, toute sa vie durant, avait fait preuve d’un courage exemplaire, voilà que depuis leur départ il baissait les bras face à la maladie. Un lien invisible s’était brisé.
« S’il se passe quoi que ce soit, reprit le médecin, n’hésitez pas à m’appeler. Quelle que soit l’heure. Vous me le promettez ? »
Il répéta avec insistance :
« Quelle que soit l’heure. »
Recha fit oui de la tête. Cet homme était bon. Il n’était pas comme les autres.
Une fois seule, elle retourna au chevet de son mari et lui prit la main. S’il le fallait, elle garderait cette main serrée dans la sienne jusqu’à l’aube. Elle lui insufflerait la volonté de vivre.
La salle de cinéma était pleine.
Le Dr Spanier et sa femme avaient trouvé une place au premier rang. Non pas que Fritz fût amateur de films, mais il avait estimé que c’était une manière comme une autre de rendre la nuit moins longue.
Les lumières s’éteignirent. Le rai grisâtre du projecteur fusa par-dessus les têtes. Contre toute attente, au lieu du film annoncé, ce fut le visage du Führer qui apparut sur l’écran. Le titre se détacha ensuite sur fond de svastika : Triumph des Willens , « Le Triomphe de la volonté ». Il y eut un fondu enchaîné, et le nom du metteur en scène se détacha en caractères gras : Leni Riefenstahl [39] . La première séquence se déroula. Elle montrait Adolf Hitler tel un dieu descendu des cieux pour sauver le peuple allemand. Un mouvement de recul se produisit parmi les spectateurs. Des images hallucinantes se succédèrent. C’étaient celles du congrès du NSDAP [40] à Nuremberg, en 1934.
Fritz Spanier eut un haut-le-cœur, envahi d’un sentiment de colère et de frustration. Autour de lui, au fur et à mesure que le documentaire défilait, le même sentiment d’émotion se répandait. Fritz saisit fermement le bras de sa femme. C’était plus qu’il n’en pouvait supporter.
Dans un coin de la salle, Otto Schiendick, tapi dans la pénombre, le vit qui se
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