Un collier pour le diable
tirer de là à la force des poignets…
Heureusement, le crépuscule s’attardait avant de se fondre en une belle nuit claire et les yeux du « Gerfaut » étaient habitués depuis longtemps à fouiller les ténèbres. Afin de trouver les meilleures prises possibles, il suivit le fond du fossé jusqu’à l’endroit où d’épais piliers soutenaient un pont dormant et pouvaient offrir un appui supplémentaire. Le mur était fait d’ailleurs de gros moellons où les prises devaient être assez faciles pour un homme habitué à escalader des rochers.
Choisissant soigneusement les anfractuosités commodes, Gilles vint facilement à bout de son mur. Un rétablissement plus acrobatique lui permit de franchir le surplomb et il se retrouva trempé de sueur et debout au bord de la douve, devant un magnifique panorama fait de grandes pièces d’eau éclairant de vastes tapis d’herbe, doux comme du velours avec, comme toile de fond, les grands arbres d’une épaisse forêt.
Le château lui-même, qu’il découvrit en se retournant, était une imposante demeure de brique et de pierre blanche datant du roi Henri IV dont les différents pavillons, percés de lucarnes à frontons triangulaires, étaient coiffés de hauts toits à la française couverts d’ardoises fines qui luisaient doucement sous la lueur pâle des étoiles. Aucune lumière n’apparaissait à aucune fenêtre et Gilles se demanda où avaient bien pu passer le chien et l’homme dont il avait perçu la voix. Dans les imposants communs, peut-être, dont les bâtiments se développaient sur la droite du château derrière un rideau d’arbres ?…
Droit devant lui, dans les profondeurs, il aperçut une grille à peu près infranchissable tendue entre deux pavillons faiblement éclairés par des lanternes. Une grille qu’un mur assez élevé semblait continuer sur chaque côté.
— Il doit bien y avoir un village quelque part, soliloqua le jeune homme. Mais où, mais de quel côté ? Et quel est ce village ? Où se trouve-t-il par rapport à Paris ou à Versailles ?
Il ignorait, en effet, quelle distance on lui avait fait parcourir pendant qu’il était sous l’influence de la drogue, et dans quelle direction. Le ciel, qu’il avait appris tout enfant à lire couramment à l’école des pêcheurs, ne lui était d’aucun secours.
À tout hasard, il décida de suivre la ligne des arbres qui filait le long des pièces d’eau, ponctuée de blanches statues. Cela formait comme une immense avenue pointée vers l’horizon et, pour en finir plus vite, Gilles se mit à courir de statue en statue. Les dames de pierre lui seraient d’une grande utilité en cas de rencontre imprévue. Ses pas ne faisaient aucun bruit dans l’herbe épaisse et peu à peu, il ralentit sa course, séduit par la beauté silencieuse de ce parc livré aux ombres et à la paix nocturne. La lune venait d’apparaître au-dessus de la forêt et sa lumière irréelle glissait sur l’eau immobile des étangs dont les margelles blanches enchâssèrent alors de larges coulées d’argent.
Soudain, l’oreille de Gilles perçut un léger clapotis en même temps que ses yeux découvraient une brisure dans le miroir le plus proche de lui. Quelqu’un nageait lentement, paresseusement, quelqu’un qui profitait de la nuit pour demander à l’eau un peu de fraîcheur après l’étouffante chaleur du jour.
Pensant à un jardinier, à l’homme au chien peut-être, le fugitif s’abrita derrière un socle de pierre sur lequel une grande déesse aux formes exubérantes s’efforçait hypocritement de retenir une draperie qui ne cachait rien du tout. Il trébucha, manqua de tomber et s’aperçut qu’il piétinait un tas de vêtements que leur ampleur destinait tout naturellement à une femme. Machinalement il ramassa une robe de mousseline blanche d’où émanait un parfum à la fois frais et doux, un parfum de lilas au printemps, de muguet et d’herbes sauvages qu’il respira avec une brusque nostalgie.
La vague douce-amère des souvenirs l’enveloppa, le roula dans ses profondeurs. La femme qui se baignait là, dans l’eau tranquille d’une pièce d’eau, ne pouvait pas imaginer qu’elle avivait une vieille blessure, jamais complètement cicatrisée, celle qu’avait gravée dans le cœur et dans la chair de Gilles Goëlo la rousse sirène d’un estuaire breton dont il avait, un instant, tenu contre sa poitrine le corps fragile et ensorcelant…
Fasciné, Gilles
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