Un collier pour le diable
geste vif de ses doigts gantés, la dame rejoignit le jeune homme.
— Achevez rapidement votre repas, chevalier : je vous emmène. Aussi bien, je n’ai plus rien à faire à Aranjuez.
— Vous m’emmenez ? Pardonnez-moi, Madame, mais je ne comprends pas !
— Nous n’avons guère le temps pour les longues explications et vous aurez tout le temps, à Madrid, pour me raconter votre aventure. Sachez seulement ceci : vous êtes recherché. Votre tête est mise à prix et les alguazils que vous avez vus arriver vont le crier tout au long des routes d’Espagne.
— Mais enfin c’est impossible. Comment me rechercherait-on ? On m’a jeté dans le Tage par ordre et sous les yeux du Roi ! Tout le monde me croit mort !
— « Ordre à quiconque rencontrera le Français nommé Gilles de Tournemine de La Hunaudaye, lieutenant aux Gardes du Corps de Sa Majesté Très Catholique le roi Charles III, en fuite après avoir été condamné à mort par la justice de Sa Majesté, de l’appréhender et de le remettre aux autorités compétentes », récita la jeune femme qui ajouta : Suivent une assez bonne description de votre personne, de votre serviteur et la somme qui sera payée pour votre capture : 5 000 réaux. Il est probable que votre sauvetage a dû avoir un témoin. Le palais est truffé d’espions… Alors, acceptez-vous de me suivre ? J’ajoute qu’à cette minute, mes gens sont en train de couvrir vos chevaux de tapis de selle à mes armes et que deux de mes serviteurs vont venir changer de vêtements avec vous afin de vous permettre de gagner Madrid sans encombre. Dans mon palais vous serez en sûreté… Venez-vous ?
Gilles dévisagea un instant la jeune femme. À la fois impérieuse et suppliante, elle dégageait un charme étrange auquel il était certainement difficile de résister. Le jeune homme essaya cependant :
— Nous ne nous connaissons pas, dit-il. Pourtant vous voilà prête à bouleverser tous vos plans pour me venir en aide… Ce n’est pas normal. Vous alliez à Aranjuez, m’avez-vous dit ? Alors il faut y aller !
— Non ! Je vous ai dit aussi que je n’avais plus rien à y faire. Si vous tenez à le savoir, c’est pour vous que j’y allais, pour vous mettre en garde. Les bruits qui courent sur la Plaza Mayor m’ont fait comprendre que, si vous n’étiez pas encore en danger, cela ne tarderait guère. Je n’avais pas envie d’apprendre votre mort et je n’en ai toujours pas envie !
— Cela me touche profondément. Mais je n’ai pas le droit, Madame, de vous faire courir à vous un aussi grave danger. Je ne vous suis rien et vous n’avez aucune raison de risquer quoi que ce soit…
La jeune femme se mit à rire, un rire très doux, bas et musical tout à la fois tandis qu’elle s’approchait de Gilles presque à le toucher.
— Des raisons j’en ai mille, fit-elle en levant la tête vers lui si hardiment qu’il crut un instant qu’elle lui offrait ses lèvres. La meilleure de toutes est que je hais Maria-Luisa autant que je la méprise. C’est une folle, une malade et un monstre d’égoïsme ! J’adore lui jouer des tours ! Quant aux risques que je cours, ils sont minimes, chevalier, pour ne pas dire inexistants. Ne vous montez donc pas la tête ! Je ne suis pas amoureuse de vous. Mais vous me plaisez comme me plaît tout ce qui est beau ! Voilà tout !…
— Je vous remercie. Mais j’ai peine à croire que vous ne risquiez rien…
— Absolument rien ! Je suis même, en Espagne, la seule femme qui puisse se permettre de narguer impunément le Roi et toute sa cour. Quiconque se trouve chez moi est à l’abri car ni Charles III, ni ses ministres, ni même la Très Sainte Inquisition n’oseraient y porter la main parce que, dans toute les Espagnes, il n’est pas de plus grande dame que moi.
— Vraiment ? En ce cas, vous êtes…
— J’avais espéré que vous me reconnaîtriez au moins à ma réputation détestable et aux nombreux portraits, plus ou moins faux, que l’on fait de moi ! Oui, chevalier, je suis la duchesse d’Albe. Acceptez-vous, à présent, de porter un moment ma livrée ? Au moins pour entrer dans Madrid ?
Pour toute réponse, Gilles s’inclina profondément, la main sur le cœur dans le meilleur style castillan…
— Ordonnez, Madame, j’obéirai.
CHAPITRE III
TRAQUÉ !
Ainsi, c’était elle ! Maria-Pilar-Cayetana de Silva Alvarez de Toledo, treizième duchesse d’Albe, titulaire
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