Un collier pour le diable
de huit couronnes ducales, de quinze marquisats, de vingt comtés et de quelques autres titres ! La plus grande dame de toutes les Espagnes à coup sûr, ainsi qu’elle l’avait si hautement annoncé, sans d’ailleurs y mettre la moindre morgue : ce n’était pour elle qu’une très naturelle vérité !
La plus grande mais aussi la plus fantasque, la plus étrange. Les échos de la Cour et de la Ville retentissaient journellement du bruit de ses caprices et des péripéties de la lutte incessante qu’elle menait contre les deux autres femmes les plus en vue de la haute société : la princesse des Asturies et la duchesse de Benavente.
Encore, avec la première, le combat se situait-il sur un plan plutôt abstrait. Enfermée dans ses châteaux royaux sous la garde sourcilleuse de son beau-père, Maria-Luisa ne participait guère à la vie madrilène. Avec elle, Cayetana d’Albe s’en tirait avec des coups d’épingle et des insolences vestimentaires les jours de « baisemain » où elle se rendait, en général, vêtue d’une petite toilette du matin laissant porter par les gens de sa suite ses fabuleux bijoux.
Lesdits bijoux étaient d’ailleurs le seul terrain sur lequel les deux femmes s’affrontassent ouvertement. Toutes deux, en effet, nourrissaient la même passion pour les belles pierres ; une passion que les joailliers s’entendaient parfaitement à exploiter encore qu’elle leur posât parfois quelques problèmes de diplomatie car, si la duchesse était plus riche que la princesse, il pouvait être imprudent de lui donner toujours, et d’emblée, la préférence.
Avec Doña Josefa, duchesse de Benavente et d’Ossuna, les choses en allaient tout autrement : on se disputait à visage découvert l’influence suprême sur la société espagnole.
De dix ans plus âgée que Cayetana, Doña Josefa s’était vu souffler par elle son titre de reine de la mode. En outre, affligées toutes deux de la même manie bâtisseuse, dès que l’une construisait un palais, l’autre s’empressait d’en faire autant, en plus fastueux, et dans ce but elles se partageaient les artistes.
Fort amies en apparence, ennemies jurées en profondeur, elles ne pouvaient s’accorder en rien sinon sur leur commune antipathie pour la princesse des Asturies qui semblait avoir le curieux privilège de déplaire à toutes les femmes…
Caracolant sous un habit de piqueur à la portière de la duchesse d’Albe, Gilles jetait de temps en temps un coup d’œil au charmant profil qu’il découvrait à travers les glaces des portières. Cayetana était plus belle encore que dans son souvenir. Le faste déployé autour d’elle lui convenait et magnifiait encore sa grâce impérieuse. Pourtant, il se sentait déçu. Il regrettait un peu la « maja » provocante, ses regards lourds de promesses et sa sensualité à fleur de peau. Celle-là était plus simple, plus directe et l’amour, avec elle, devait être une aventure tonique, mais sans conséquence. Celle-ci était une trop grande dame. Elle occupait un sommet qu’il était difficile d’oublier même si elle se plaisait parfois à l’abandonner pour les couches d’air moins pur et moins raréfié.
Goya, qui entretenait d’excellentes relations avec la duchesse de Benavente dont il avait déjà fait un fort beau portrait, disait sur sa jeune rivale des choses qu’il voulait définitives mais qu’inspirait, peut-être, un dépit caché de n’avoir pas encore été appelé au palais d’Albe pour y fixer sur la toile l’attirant visage de Doña Cayetana, comme cela eût été normal après l’achèvement du portrait de Josefa. Il y avait là une anomalie si l’on considérait l’ardeur que mettait la première à enlever ses amis à la seconde. Une anomalie que le peintre n’était pas loin de considérer comme une offense à son talent.
— Elle semble prendre un vif plaisir à susciter le scandale, disait Paco. Elle aurait plutôt tendance à en rajouter à la liste des nombreux amants qu’on lui prête. Les femmes la détestent et elle, loin de s’en désoler, se complaît dans cette hargne quasi universelle comme si rien ne pouvait l’atteindre là où elle respire… Son charme est celui d’une sorcière !…
Pourtant, ledit charme était à cette minute presque sans pouvoir sur Tournemine. Son aventure avec Maria-Luisa lui avait ôté toute envie de servir à nouveau de distraction à une grande dame, si belle fût-elle. Il
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