Un collier pour le diable
autre chose à faire à cause de la fête ! Et sois sans crainte, je n’oublierai pas ton serviteur indien. Maintenant il est temps que je rentre au palais. Non, n’aie pas peur, ajouta-t-elle en voyant Gilles esquisser un mouvement de protestation, je ne risque rien la nuit dans les rues de Madrid. Le petit peuple me connaît et m’aime. Assez tout au moins pour que les mendiants aveugles, que je secours secrètement, ne parlent pas de ma visite dans ce quartier mal famé. Ils se contentent de mes démêlés avec la Benavente où, en général, j’ai le beau rôle. Aie confiance et attends-moi !… D’ailleurs je vais dire au señor Goya de t’enfermer. Tu ne pourras pas quitter la maison à moins de la démolir.
Elle l’embrassa et disparut aussi soudainement et beaucoup plus silencieusement qu’elle était venue. Seul demeura après elle son parfum d’ambre chaud, évocateur comme une présence et doux comme une dernière caresse. La maison, le quartier tout entier étaient retournés au silence. Seul, le cri mélancolique du sereno se fit entendre au fond de la nuit.
— Il est minuit, chrétiens, dormez !
Repris par l’espoir, Gilles décida de s’abandonner à la volonté de Dieu… et de Cayetana qui était fort capable d’infléchir les décrets du Seigneur lui-même car elle était de ces femmes auxquelles rien ne saurait résister parce qu’elles ne croient pas que ce soit possible.
L’apaisant silence vola en éclats dès la pointe du jour, chassé par les cloches des innombrables églises, les accords de guitare, les ronflements des tambourins, les rires des filles et les cris joyeux des garçons : Madrid s’éveillait tumultueusement sous les reflets mauves d’un beau ciel d’aurore et commençait à célébrer la fête de San Isidro, son patron.
L’apparition de Paco, superbement vêtu en majo de grand luxe, de satin couleur d’or et de passementeries noires, fit entrer la fête jusque dans l’atelier. Les effluves qu’il répandait étaient presque aussi capiteux que ceux de la duchesse et il semblait d’humeur joyeuse, exactement comme si la présence du Français sous son toit ne lui faisait pas courir le risque de rôtir tout vivant par une de ces prochaines nuits.
— Si je ne veux pas me faire remarquer, il faut que j’accompagne ma femme à la messe de San Isidro. Mais toi, mon ami, qu’as-tu décidé… ou plutôt qu’a décidé la belle dame descendue pour toi jusqu’à cette misérable maison ?
— Elle doit venir me chercher ce matin. Elle prétend avoir trouvé un moyen miraculeux de me faire quitter Madrid ; mais je crains qu’elle ne s’abuse…
— Sur quoi ? Sur son pouvoir ? Cette femme est capable de battre le Diable en personne. Je t’envie d’être de ses amis.
— Pourquoi ne le serais-tu pas ? Elle a dit qu’elle ne t’oublierait pas, souviens-toi…
Une joie brûlante, inattendue, transfigura soudain le visage rude du peintre et Gilles comprit que l’image de la duchesse, jamais encore contemplée d’aussi près, était entrée dans les yeux… peut-être dans le cœur de son ami.
— Tu crois ? murmura-t-il avec une douceur qui fit sentir au Français qu’il avait deviné juste, … j’aimerais tant travailler pour elle, la peindre, la peindre encore et encore car elle est à la fois toujours la même et toujours une autre : une idole, une femme, une fille de Madrid, une reine…
— Disons qu’elle est la Femme, sourit Gilles. Et maintenant, Paco, laisse-moi t’embrasser et te dire adieu. Quand tu reviendras je ne serai plus ici sans doute et je ne sais si nous nous reverrons un jour. Mais je veux te dire que jamais mon cœur n’oubliera ce que tu as risqué, ce que tu risques encore pour moi.
— Tu es devenu un frère pour moi, Francés… on doit tout à un frère et je sais que nous nous reverrons un jour. Va avec Dieu ! Je prierai pour toi San Isidro et Notre Dame de la Atocha…
Les deux hommes s’étreignirent, les larmes aux yeux. Puis, recommandant une dernière fois à Micaela de n’ouvrir sa porte qu’à bon escient, Goya quitta l’atelier comme on se sauve, sans doute pour cacher une émotion qu’il ne parvenait pas à maîtriser.
Il n’avait certainement pas encore atteint l’église quand la rue s’emplit d’un majestueux vacarme : celui du cortège de Son Excellence la duchesse d’Albe. C’est-à-dire une manière de déménagement composé d’une grande berline de voyage suivie
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