Un collier pour le diable
énergique saisit Gilles par le bras tandis qu’une voix joyeuse s’écriait :
— Eh bien ! que faites-vous donc là à rêver aux étoiles au lieu d’aller souper comme tout le monde ? N’avez-vous pas faim ?
Arraché à une songerie qui s’assombrissait d’instant en instant Gilles de Tournemine eut une exclamation de plaisir en reconnaissant le joyeux vicomte de Noailles, l’un de ses tout premiers compagnons d’aventure et l’un des plus chers, car c’était lui qui avait donné à son destin un important coup de pouce en éloignant le secrétaire de Rochambeau pour qu’il pût prendre sa place.
— Non, c’est vrai, je n’ai pas faim ! Pardonnez-moi, vicomte, mais tout est si nouveau ici pour le sauvage mal dégrossi que je suis. Il me faut m’habituer.
— Quelle idée ? Vous y êtes chez vous autant que nous. Il y a ici un grand nombre de nos amis d’Amérique…
— Pas tous ! Je n’ai vu ni le général de La Fayette ni Lauzun.
Noailles fit la grimace en chiquenaudant avec application une admirable cravate de Malines.
— Vous avez toujours le génie de mettre le doigt sur ce qui cloche, mon cher Gilles. En effet, ils ne sont là ni l’un ni l’autre. La Fayette, s’il est plus que jamais le héros de Paris, fréquente un peu trop Monseigneur le duc d’Orléans pour être bien vu à Versailles où l’on exècre fort les gens du Palais-Royal, en outre il vient de repartir pour l’Amérique. Quant à Lauzun, il est en disgrâce.
— Ah bah ! Et pourquoi donc ?
— Il aurait fait une cour… un peu trop pressante à la Reine. Il prétend d’ailleurs qu’il y aurait été chaudement encouragé mais l’affaire aurait mal tourné ! Notre souverain l’a interdit de séjour à Versailles.
— La cour… à la Reine ? Comme à n’importe quelle fille d’honneur ? exhala Gilles abasourdi. Est-ce que Lauzun est devenu fou ?
Noailles haussa les épaules.
— Allons, chevalier, si sauvage que vous soyez, ne me dites pas que vous n’êtes pas au courant des bruits, un peu trop fréquents, qui courent sur les amitiés de notre belle souveraine. On lui a déjà prêté… je dis bien prêté, vous voyez que je suis objectif, tant d’amants : Coigny, Vaudreuil, Besenval que Lauzun a pu se sentir encouragé. Il a beaucoup de succès auprès des femmes !
— Je ne m’habituerai jamais à considérer la Reine comme une femme, coupa Gilles avec une certaine froideur. Et je m’étonne…
— Cessez de monter sur vos grands chevaux et de jouer les puritains, sacré Breton ! Il est possible qu’il n’y ait rien de vrai dans tout cela mais… mais êtes-vous aveugle ou n’avez-vous pas remarqué que notre cher et romantique Fersen est le héros de la fête ? Alors, vraiment, vous ne voulez pas souper avec moi ?
— Je ne veux pas souper du tout, mon ami. Ces jardins sont si beaux, si nouveaux pour moi ! J’ai envie de profiter de leur solitude momentanée. Vous n’aurez qu’à manger pour deux.
— Soyez sûr que je n’y manquerai pas. J’ai un appétit à dévorer un veau, deux moutons, quelques poulardes et beaucoup, beaucoup de desserts !
Et Noailles, virevoltant sur ses talons rouges, s’en alla rejoindre les invités du souper qui était servi dans les différents pavillons du parc.
Ils ressemblaient, de loin, ces pavillons, à de grosses lanternes blanches d’où s’échappaient, sur un fond de musique douce, des rires et le murmure policé des conversations, mais Gilles s’en détourna. Il avait vraiment envie d’être seul dans ce jardin anglais qui, ce soir, semblait sorti, tout paré, d’un conte de fées et qui, pour un instant, n’était qu’à lui…
Pour mieux jouir encore de la paix et ne plus même entendre le crissement de ses propres pas sur le sable des allées, il alla s’adosser à un arbre au bord du Petit Lac et resta là un assez long moment, sans bouger, à respirer l’air frais de la nuit, la senteur des roses et celle des tilleuls. Les bruits de la fête ne lui parvenaient plus que de loin. Il avait rompu les amarres, il était hors du temps, presque hors de son propre personnage, goûtant un instant de félicité pure au bénéfice de laquelle il s’était efforcé de repousser les idées sombres qui lui étaient venues.
Un bruit de pas, cependant léger, vint l’arracher à l’espèce de léthargie où il s’engourdissait et il se redressa, prêt à se montrer car le promeneur qui approchait
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