Un collier pour le diable
pencherais plutôt de ce côté, ricana l’Altesse inconnue. Je suppose qu’elle ne souhaitait pas faire montre, devant des yeux avertis, de l’extrême faveur dont jouit Monsieur de Fersen. C’est pour lui qu’elle donne cette fête et le bon Gustave III n’est qu’un prétexte. Mais oublions cela ! Avez-vous eu confirmation de ce que j’avais appris ?
— Oui, Monseigneur. Cela n’a pas été sans peine car, pas plus que Votre Altesse, je n’étais invitée à la fête. J’ai dû attendre que l’on soit au théâtre pour entrer à Trianon.
Dans son buisson de feuilles Gilles, qui avait silencieusement remis ses chaussures, passait par toutes sortes de sentiments contradictoires touchant la femme qu’il avait suivie et un début de déception car, si le visage était celui de Judith, il ne parvenait pas à reconnaître sa voix. Celle-ci était claire, avec des résonances métalliques absentes de celle de la jeune fille ; mais l’étrangeté du dialogue lui fit bientôt oublier son analyse de timbres. Quelle que soit cette femme, elle l’avait mené tout droit à ce qui semblait bien être quelque conspiration ; sinon, pourquoi une Altesse aurait-elle consenti à faire le pied de grue en pleine nuit dans un bois humide ? Restait à savoir qui était cette Altesse et ce qu’elle était en train de tramer.
— Qui vous a vue ?
— Eh bien… personne ! J’en ai été surprise car on pouvait ce soir entrer au château comme au moulin. Il n’y avait pas âme qui vive. Les serviteurs et les dames étaient tous à regarder les illuminations ou à essayer de voir la comédie. Jamais maison royale n’a été si mal gardée et j’ai pu gagner le boudoir sans encombre. Vous pouvez constater d’ailleurs que j’avais endossé la livrée de la soirée : il n’y a rien qui ressemble autant à une femme en blanc qu’une autre femme en blanc et j’avais une excuse toute prête si j’avais rencontré quelqu’un.
— Parfait. Alors, où en sommes-nous ? Savez-vous si le comte Esterhazy 1 est bien venu ce tantôt ?…
— Bien qu’il soit officiellement occupé à sa lune de miel en Normandie ? Il est venu, Monseigneur. La Reine, dont il est le courrier d’amour privilégié, ce qui lui vaut toutes sortes d’honneurs et d’agréments, l’a certainement averti dès l’arrivée des Suédois.
— Mais vous, avez-vous vu le comte ? Est-il passé chez vous ?
— Non. Si Votre Altesse ne m’avait fait connaître son arrivée… discrète, je l’ignorerais. Vous savez, Monseigneur, le comte Esterhazy ne tient pas tellement à entretenir avec moi des relations habituelles. Je ne suis, pour cela, ni assez riche ni assez puissante. Il a été ma chance, le 2 février dernier, lorsque, sur le conseil du cardinal de Rohan, j’ai profité de la procession des Cordons Bleus pour aller me jeter aux pieds de la Reine à sa sortie de la chapelle et implorer sa charité. Mon nom, alors, a éveillé l’intérêt d’Esterhazy car l’un de ses meilleurs amis autrichiens, le comte de Ferraris, gouverneur de Bruxelles, est lui-même fils d’une Valois de Saint-Rémy qui était cousine issue de germain de mon père. C’est donc grâce à lui que la Reine s’est intéressée à mon sort pénible et m’a fait venir discrètement à Trianon quelques jours après la procession. Mais là s’est borné son rôle. Je ne dois qu’à moi d’avoir été reçue, tout aussi discrètement d’ailleurs par la suite, parce que la Reine me trouve à la fois intéressante et amusante. Je la distrais avec des potins parisiens… et surtout avec cette grande passion dont le cardinal de Rohan prétend brûler pour elle et à laquelle d’ailleurs elle refuse de croire.
L’Altesse inconnue se mit à rire.
— J’allais l’oublier celui-là. Où en êtes-vous avec lui ?
— Toujours aussi fou ! Il est tout à fait persuadé que je possède le moyen de le faire rentrer en grâce… alors qu’en réalité la haine que lui porte la Reine est toujours aussi tenace. Cela m’ennuie, car j’aurais bien aimé, pour la bonne marche de nos affaires, qu’elle accepte de le rencontrer ne fût-ce qu’une fois, mais c’est à peu près impossible.
— Il y a peut-être un moyen… et un moyen qui amuserait la Reine en lui donnant l’occasion de se divertir aux dépens de son ennemi par l’une de ces comédies quelle aime tant.
— Un moyen ? Si Votre Altesse arrive à cela, je dirai qu’elle a
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