Un Dimanche à La Piscine à Kigali
craintes les plus sombres tout en lui rappelant que Dieu aime tous ses enfants également, que la véritable grandeur de l’homme est intérieure et que les premiers seront les derniers, ce qui impliquait, comprit Kawa, que les Batwas entreraient au ciel les premiers, suivis des Hutus, puis des Tutsis. Il n’osa pas demander au saint homme pourquoi les enfants de Dieu n’aimaient pas les Hutus et les Tutsis également, pourquoi la véritable grandeur dans ce pays était physique et pourquoi, ici-bas, les premiers sont toujours les premiers. L’homme des collines, qui n’aime pas perdre la face, prend soin de sauver celle de son interlocuteur. C’est pourquoi il ne révéla jamais sa transaction avec le bourgmestre.
Au bourgmestre, il offrit plusieurs vaches, quelques chèvres et la plus belle de ses filles qui venait d’avoir quatorze ans. Le Blanc refusa d’émettre de nouveaux papiers d’identité et de transformer ces Hutus en Tutsis. Cependant, il voulait bien de la fille, en échange du silence qu’il conserverait éternellement sur la démarche incongrue et honteuse de Kawa. C’est ainsi que Clémentine, dont les fesses et les seins nourrissaient les fantasmes des hommes de la colline, toutes ethnies confondues, devint la propriété d’un Belge très laid et boutonneux qui venait abuser d’elle par-derrière chaque fois qu’il passait près de là. Elle mourut à dix-sept ans d’une maladie du sang, dont on disait à voix basse qu’elle venait de la queue des hommes qui ne se lavent pas.
Les cinq autres filles de Kawa épousèrent des Tutsis, sauvant ainsi leur descendance de la honte et de l’opprobre. Il lui resta assez de vaches pour trouver des femmes tutsies à ses quatre garçons. Kawa avait choisi ses brus en fonction de leur taille et de leur pâleur. Il les avait voulues plus minces et effilées que la moyenne, longues et sinueuses comme des serpents, espérant que le sang tutsi tuerait le sang hutu. Ne restait plus que Célestin à la maison. Il s’occupait de son père que la maladie et la mélancolie minaient depuis la mort de sa femme survenue quelques semaines après celle de Clémentine. Tous les enfants avaient quitté la colline, fuyant les regards réprobateurs des oncles, des tantes et des neveux qui se sentaient trahis par cette famille qui avait décidé de ne pas être ce qu’elle était. Kawa ne possédait presque plus rien. Même plus de chèvres. Pour conclure le dernier mariage, il avait dû céder la bananeraie. Il n’avait plus que la grande maison et un petit champ de haricots. Kawa et Célestin mangeaient des haricots depuis un an.
Célestin n’était pas marié. Il fréquentait maintenant le séminaire à Astrida, marchant chaque jour dix kilomètres pour s’y rendre et en revenir, même si on lui avait offert l’internat. Il ne pouvait laisser son père seul sur la colline. Élève exceptionnellement doué, on lui avait permis de poursuivre ses études malgré son origine. Sur les trois cents séminaristes, trente étaient hutus, et c’était ainsi dans toutes les écoles du pays. Célestin hésitait entre la prêtrise et l’enseignement. L’évêque décréta que le pays n’était pas encore prêt à accepter un prêtre de l’ethnie inférieure. Il pourrait devenir frère ou enseignant. La décision de Kawa fut sans appel. Il deviendrait enseignant à la ville, ce qui lui permettrait d’avoir des fréquentations rentables. Et Kawa prit la route pour lui dénicher une épouse. Célestin était le cœur de son cœur, le dépositaire de ses espoirs. De tous ses enfants, il était le plus grand et le plus pâle. Le médecin belge, si savant fut-il, ne devinerait jamais qu’il était un Hutu, sinon peut-être à cause de son nez qu’il avait un peu large. Il trouva enfin le nez qu’il fallait sur la colline voisine. Un nez si fin qu’on l’eût cru taillé au rasoir. Un nez d’une peau si pâle que sa famille croyait Ernestine malade. Un nez si droit sur un corps si long et si maigre que le vent n’y avait prise. Si le sang supérieur faisait son devoir, les enfants de Célestin et d’Ernestine seraient plus tutsis que les Tutsis. Et avec le corps massif et solide de Célestin, ils seraient aussi beaux et forts que des dieux. Avant de faire sa demande, il voulut mettre Imana de son côté et retourna chez sa vieille cousine. Sans vache ni chèvre, il n’eut droit qu’à la salive, mais cela lui coûta quand même le petit champ de haricots.
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