Un Dimanche à La Piscine à Kigali
même que les grandes chefferies zouloues en Afrique du Sud. Ce sont eux qui, bien avant la naissance de Jésus, avaient introduit la métallurgie dans la région et une technique de poterie qui se pratiquait encore aujourd’hui.
Les Tutsis, qui régnaient sur le Ruanda-Urundi depuis des siècles, venaient du Nord, d’Égypte ou d’Éthiopie. Peuple hamite, ils n’étaient pas de vrais nègres, mais probablement des Blancs que des siècles de soleil avaient assombris. Leur haute stature, la pâleur de leur peau et la finesse de leurs traits attestaient de cette noble ascendance et de leur lointaine parenté avec les peuples civilisés.
« Le Hutu, paysan pauvre, est court et trapu et il a le nez caractéristique des races négroïdes. Bon enfant, mais naïf, il est rustre et peu intelligent. Le Hutu est dissimulateur et paresseux, et son caractère est ombrageux. C’est un nègre typique.
« Le Tutsi, éleveur nomade, est grand et élancé. Sa peau est d’un brun clair qui s’explique par ses origines nordiques. Il est intelligent, raffiné et habile au commerce. Il a l’esprit pétillant et le caractère agréable. L’administrateur colonial au Ruanda-Urundi fera bien de s’associer leur concours pour les tâches qu’il jugera bon de confier sans danger à des indigènes {3} . »
En entendant ces mots, Kawa poussa un cri épouvantable. Tout s’écroulait : sa fierté de patriarche hutu et les ambitions qu’il entretenait pour Célestin. Il n’existait plus, et son fils ne valait pas mieux qu’un lépreux. Déjà, sur la colline, on le regardait d’un air soupçonneux. Oui, maintenant, il s’en rendait compte. Car Kawa était très grand et son nez n’était ni gros ni épaté comme ceux de ses six frères et de ses quarante-neuf cousins. Certes, sa peau était plus foncée que celle des Tutsis qu’il connaissait, mais lorsqu’on le voyait de dos ou de loin ou encore dans un lieu sombre, on ne faisait pas la différence. Bien sûr, il élevait des vaches comme les Tutsis, mais seuls le hasard et un pari fou que son père avait fait il y a très longtemps l’avaient entraîné dans cette voie. Il n’était ni paresseux ni imbécile. On le complimentait pour sa jovialité, on admirait son sens du commerce, et certains Tutsis de rang supérieur se confiaient volontiers à lui.
Si ce médecin avait raison, et il était impossible d’en douter, Kawa et ses parents et ses grands-parents et ses enfants et toute leur ascendance n’étaient ni hutus ni tutsis. À moins qu’un ancêtre ne se soit trompé et que, durant toutes ces saisons passées, ils n’aient été tutsis sans le savoir. Dans le cas contraire, s’ils étaient hutus, ils étaient difformes, des manières de bâtards, et l’avenir ne leur réserverait qu’embûches et déboires. Kawa demanda à Célestin de prier son nouveau dieu et, pour faire bonne mesure, il invoqua le sien, Imana. On n’est jamais assez prudent. Ni l’un ni l’autre ne semblait apporter de solution à son dilemme. Il fallait consulter les ancêtres, même si cette pratique, la kuragura, avait été interdite par les évêques et les bourgmestres.
Kawa ne put fermer l’œil de la nuit. Dix fois au moins, il se leva pour aller marcher dans la bananeraie, espérant un signe du ciel ou une inspiration soudaine qui lui éviterait d’aller chez sa lointaine cousine, une des umumpfumu {4} les plus vénérées du district de Kibeho. En vain. Les étoiles étaient sourdes cette nuit-là et le ciel, aveugle et silencieux.
Sa cousine s’appelait Nyamaravago, en l’honneur de la reine mère qui, à son baptême, avait pris le nom de Radegonde. Elle pratiquait la divination depuis la mort de son mari, lui aussi devin, qui lui avait transmis tous les secrets de l’interprétation de la salive et des mottes de beurre qu’on fait fondre dans l’eau bouillante. Ils laissaient aux devins de moindre compétence le trop facile et peu fiable sacrifice du poulet.
Il prit la route bien avant que le premier rayon du soleil eût fait briller les eucalyptus. Kawa avait apporté sa plus belle vache pour l’offrir à sa cousine, histoire de la mettre dans de bonnes dispositions. Le soleil annonçait déjà la fin de la journée quand Kawa se présenta chez elle. Une bonne douzaine de personnes inquiètes, malades ou lésées attendaient patiemment, assises à l’ombre de la haie de rugo qui entourait la grande case ronde ornée de motifs abstraits. L’urgence de
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