Un Dimanche à La Piscine à Kigali
terre. Il réussit à rentrer à l’hôtel où il se terra jusqu’à la défaite des extrémistes.
Ce n’était pas seulement Kigali qui sombrait dans la folie. Les nouveaux réfugiés arrivant à l’hôtel apportaient des nouvelles terrifiantes. Des opérations identiques se déroulaient à Rumagana, à Zaza, à Kazenze, à Nyamata, à Rundo, à Mugina. Le général canadien vint pour rassurer les expatriés et les quelques notables réfugiés à l’hôtel. Il parla comme un communiqué de presse. La communauté internationale ne resterait pas indifférente, mais pour le moment les forces de l’ONU ne pouvaient intervenir que pacifiquement, en espérant que leur seule présence ferait revenir à la raison ceux qui étaient responsables de ces excès. Un dirigeant du Parti libéral, le parti de Lando et de la majorité des Tutsis, s’avança vers lui, le regarda dans les yeux, qu’il détourna, et cracha sur ses bottines brillantes : « Taisez-vous. Vous êtes pitoyable. On tue dix de vos soldats {9} et vous n’avez même pas réagi. Si vous ne pouvez même pas défendre vos propres soldats, vous ne voulez quand même pas nous faire croire que vous allez nous protéger. » Le général baissa la tête et quitta l’hôtel avec la démarche voûtée et pesante d’un condamné à mort.
À la demande de monsieur Georges, Gentille avait accepté de reprendre du service. Après deux jours de massacres, près de mille personnes occupaient l’hôtel, dont une centaine d’enfants. Avec quelques employées de madame Agathe, elle avait installé derrière le ficus et la volière, dans une partie reculée du jardin, un petit territoire pour enfants. Elles organisaient des jeux et les emmenaient en groupe à la piscine. Monsieur Georges avait aussi mis sur pied une sorte de comité de réfugiés, dont Victor et Valcourt faisaient partie. Ils discutaient durant des heures, imaginant les meilleurs et les pires scénarios, évaluant les réserves de vivres, tentant de trouver des méthodes de rationnement équitables, tout en tenant compte du fait que l’hôtel abritait aussi des clients « normaux ». Gentille et Valcourt partageaient une curieuse impression, celle d’être les seuls à vivre normalement. La jeune femme surveillait les enfants, consolait les mères inquiètes, préparait les biberons, semblant dotée d’une telle sérénité et d’une telle légèreté qu’elle paraissait flotter au-dessus d’un monde dont elle ne faisait désormais plus partie. Avec Victor, Valcourt, qui avait la colère facile, parvenait à échafauder cent raisonnements patients pour calmer les querelles et les affrontements anodins mais cruels que la promiscuité et la peur font naître, même chez les êtres les plus raisonnables.
Le vendredi 8 avril, le père Louis arriva à l’heure de l’apéro en portant une grande valise. Un messager payé par Victor l’avait prié de venir. Quelques heures auparavant, un envoyé de l’ambassade de France lui avait demandé de se préparer à quitter le pays. Des troupes françaises et belges arrivaient à l’instant à l’aéroport de Kigali pour évacuer les ressortissants blancs et leurs familles {10} « Ne vous trompez pas, avait ajouté le prêtre en acceptant le whisky que versait Victor dans un verre en plastique, ils ne viennent pas pour rester et sauver le pays. Ils se donnent trois jours, et ils repartent. Le conseiller de l’ambassade me l’a assuré pour me convaincre de partir. Mais je ne peux pas. Ne serait-ce que parce que j’ai un mariage et un baptême à célébrer dimanche, que je lui ai dit. Il n’a pas semblé comprendre. »
Puis, en souriant d’un air malin comme le font les enfants, il demanda à Gentille de fermer les yeux, car il avait une surprise pour elle. Il ouvrit la grande valise en carton et en sortit une robe de mariée. Valcourt la trouva horrible, mais elle ressemblait en tous points à celles qui faisaient le bonheur ou l’envie de toutes les jeunes Rwandaises. « Vous ne saviez pas que je faisais aussi dans le commerce des robes de mariée. » Les robes étaient confectionnées par d’anciennes prostituées atteintes du sida. Une boutique de Caritas louait ces robes, pour lesquelles les familles des mariées payaient parfois jusqu’à trois ans de salaire. La robe était bleu et rose, avec des épaulettes, des dentelles et des falbalas ornés de paillettes. Vilain costume de princesse de bal masqué, lourde imitation
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