Un espion à la chancellerie
rue se dressaient en une énorme masse sombre ; le ciel nocturne se couvrait, de gros nuages porteurs de pluie passèrent soudain sur la pleine lune de printemps. Corbett frissonna, s’emmitoufla dans sa cape et se concentra sur le rai de lumière filtrant sous la porte de l’établissement en se demandant quand Waterton en sortirait. Allait-il y rester pour une nuit de débauche ? Ou la personne qu’il devait rencontrer se trouvait-elle déjà là ? Corbett maudit sa stupidité : il aurait au moins dû essayer de résoudre cette énigme quand Waterton avait pénétré dans la taverne ; maintenant il n’osait s’approcher !
Mais un bruit de bottes sur les pavés coupa court à ses hésitations. Deux silhouettes encapuchonnées sortirent de l’ombre, la première entra immédiatement dans la gargote, mais l’autre s’arrêta un instant dans le rond de lumière, près de la porte, rabattit son capuchon et jeta un coup d’oeil circulaire. Corbett se figea, le coeur battant à tout rompre. C’était de Craon ! Le clerc attendit un instant avant de traverser la rue et de regarder par un interstice du Vantail.
La salle était à peine éclairée par les lampes à huile fixées au mur, et au fond Corbett aperçut Waterton qui fut rejoint par de Craon et l’autre personne. Celle-ci enleva son capuchon et révéla une chevelure blonde et un visage qu’aurait envié Hélène de Troie : un teint d’albâtre, des lèvres rouges et pleines et de grands yeux clairs. Malgré le peu de lumière, Corbett remarqua l’air détendu de Waterton qui semblait heureux de voir ses compagnons et qui, saisissant la jeune femme par les poignets, ordonna au tavernier de lui apporter son meilleur vin. Corbett en avait assez vu ; il se retourna pour s’en aller, mais faillit crier de frayeur à la vue du personnage en haillons qui se tenait, accroupi, derrière lui.
— Un sou, pour l’amour de Dieu, un sou ! gémit le mendiant.
À la vue du visage sale et des yeux brillants, Corbett recula et s’enfuit comme un dératé dans l’obscure rue immonde. Il s’arrêta pour écouter si on le poursuivait, mais, bien qu’à bout de souffle, se remit à courir en sanglotant. Il s’égara, parcourut à fond de train les ruelles sordides et les venelles jonchées de détritus, glissant, hoquetant, piétinant des immondices ou trébuchant et pataugeant dans les rigoles pleines d’excréments qui couraient au milieu. À un moment il se cacha du guet, à un autre il envoya rouler dans la boue une pauvre mendiante sortie de l’ombre pour implorer la charité. Corbett dégaina son poignard, et, le tenant devant lui, continua à courir jusqu’à ce que, tremblant et hors d’haleine, il atteignît son logis.
CHAPITRE VI
Le lendemain, sous un vague prétexte, Corbett chargea Ranulf de quelque course, car il désirait rester seul. La terreur éprouvée la veille l’avait épuisé, et il sentait la nausée le gagner à la pensée de la mort frôlée de près et de l’horreur qui rôdait en silence dans les rues désertes. Il ne voulait plus revivre cette expérience et garda donc la chambre le reste de la journée en s’efforçant de trouver un fil conducteur dans l’écheveau de renseignements qu’il avait rassemblés. Waterton était à moitié français et, en tant que clerc assistant au Conseil royal, connaissait les projets secrets du monarque. Il avait une conduite suspecte, était courtisé par les Français, rencontrait de Craon la nuit et entourait de mystère ses moindres faits et gestes. En outre, il semblait posséder des sommes d’argent inépuisables. Mais était-ce un traître ? Qui était la jeune femme ? Et comment Waterton transmettait-il ses renseignements à de Craon lorsqu’il se trouvait en Angleterre ?
Le crépuscule venu, Corbett sauta à bas de sa paillasse. Il avait bien songé à demander de l’aide à Lancastre, mais il était trop méfiant pour se confier à quiconque. Il pria cependant l’intendant de la Maison de Lancastre de lui fournir certain objet. Celui-ci eut l’air surpris, mais ne fit aucune difficulté pour donner à Corbett ce qu’il réclamait. Le clerc se rendit ensuite par un étroit escalier à vis dans la grand-salle, une pièce basse aux poutres noires, aux murs nus et chaulés, meublée d’une table et de bancs, de quelques torchères et de braseros rouillés. Comme Lancastre l’avait fait remarquer haut et fort, les Français ne s’étaient guère mis en quatre
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