Un espion à la chancellerie
l’écart du festin par les frondes des gamins. Les villageois revivaient après un hiver impitoyable et un printemps froid et dur, aussi les routes étaient-elles encombrées de chariots, de colporteurs, d’énormes chevaux de trait à la crinière taillée, harnachés de cuir sombre et verdâtre.
Corbett et Ranulf descendirent dans des auberges, simples bâtiments ornés d’une perche à houblon caractéristique ou profitèrent du confort accueillant d’un prieuré ou d’un monastère. À la mi-mai, au lendemain de la Pentecôte, ils franchirent le gué de la Severn à Bristol et pénétrèrent au pays de Galles. Tout au long du trajet, Corbett raconta à Ranulf comment il s’y était battu, dix ans auparavant, et il lui peignit la sauvage beauté de cette contrée aux forêts denses, aux vallées encaissées et aux clans farouchement indépendants. Édouard I er avait soumis les Gallois par la force, transformant leurs minuscules royaumes en comtés anglais. Leur grand chef, Llewelyn, avait été forcé de se réfugier dans la région sauvage du mont Snowdon avant d’être abattu. Son frère, David, poussé à la rébellion, avait été capturé, envoyé à Londres et condamné à la mort atroce des traîtres, pendu et écartelé. Édouard avait alors mis au pas les Gallois en nommant des Anglais aux postes clés et en érigeant, aux points stratégiques du pays, de gigantesques châteaux forts à plusieurs enceintes.
En longeant la Severn vers le sud avant de s’enfoncer plus avant dans les terres, Corbett et Ranulf virent peu de signes de cette occupation anglaise. La campagne éclatait de couleurs et de bruits. Les torrents étincelaient comme de l’argent en tombant de noirs à-pic ou en serpentant entre des rives sinueuses. L’ajonc et les fleurs sauvages s’épanouissaient et revêtaient leurs teintes vives sous le chaud soleil, aussi les versants moussus et verts des vallées ressemblaient-ils à de riches draperies. Courlis, faucons et buses s’élançaient dans l’azur, taches sombres ou claires sur fond de ciel tandis que les croassements sonores des corneilles contrastaient violemment avec le chant limpide et flûté des grives. Il faisait chaud et à midi les deux cavaliers s’arrêtaient toujours pour se reposer à l’ombre d’un if, d’un chêne ou d’un frêne.
Ranulf ne pouvait se départir d’une légère frayeur. Il lui tardait de revoir les étroites rues bondées et bruyantes de Londres, mais Corbett retrouvait avec plaisir la caresse du soleil sur son dos, la paix et l’or moucheté des bois et des champs. Parfois, les yeux mi-clos, il se tassait sur sa selle, savourant la brise sur son visage et sa nuque, écoutant le babillage des oiseaux et le chant des grillons ; cela le ramenait à des années en arrière et aux collines du Sussex. En se concentrant, il pouvait entendre chantonner sa femme, Mary, et l’incessant babil de sa petite fille. Le Paradis, l’Éden... le soleil semblait toujours y briller, les journées étaient toujours belles jusqu’à ce jour où les fièvres avaient fait irruption dans son paradis à lui et emporté Mary et l’enfant. Aussi vite, songea-t-il, qu’un nuage passant devant le soleil ; l’ombre en est fugitive, mais lorsqu’elle disparaît, plus rien n’est pareil.
CHAPITRE X
Leur chevauchée à travers les paysages sauvages des Galles du Sud dura six jours. Ils dormirent à la belle étoile ou dans des bergeries abandonnées et même une fois dans le manoir fortifié d’un seigneur anglais. Ce fut lui qui leur conseilla d’être sur leurs gardes : en effet maraudeurs, hors-la-loi et bandits de grand chemin hantaient les collines, mais une menace plus sérieuse venait des rites et mystères qu’observaient encore certains Gallois adhérant aux anciennes croyances païennes et célébrant leur cérémonie du feu dans les forêts épaisses ou en des lieux surélevés. Corbett prit l’avertissement au sérieux, mais ils ne rencontrèrent aucun danger, rien de plus inquiétant, en tout cas, que le hurlement lugubre d’un loup ou les cris de petits animaux nocturnes surpris par la chouette, le renard, la fouine ou la belette. Les villages gallois qu’ils traversèrent – simples hameaux de chaumières en torchis – étaient accueillants, et bien que Corbett ne comprît pas leur étrange langue chantante, les Gallois, bruns et petits, leur offraient, en souriant, de la nourriture et de la bière forte et fermentée.
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