Un espion à la chancellerie
parcourut du regard la taverne bondée. Il se sentait à l’aise après avoir dîné de canard rôti accompagné d’une sauce épaisse et relevée, le tout arrosé de grandes rasades de vin du Rhin. Il remarqua soudain une jeune femme menue dont la chevelure de feu tombait en désordre sur les épaules. Elle portait une robe verte très ajustée qui mettait en valeur ses seins pointus et sa taille fine et dont les volants entouraient des chevilles potelées. Elle avait un teint d’albâtre et une peau de pêche, mais son regard arrogant sous de lourdes paupières et sa bouche tordue en une petite moue gâchaient sa beauté. Elle dévisagea effrontément Aspale et lui adressa un rapide signe de tête ; puis quelques minutes plus tard, elle quitta sa table pour le rejoindre à l’autre bout de la salle. Elle parlait français couramment, mais Aspale décela l’accent plus doux de la Provence.
— Bonsoir, Messire, commença-t-elle. Votre dîner vous a-t-il plu ?
Il lui lança un regard interrogateur.
— Oui, beaucoup. Mais en quoi cela vous concerne-t-il ?
La jeune femme haussa les épaules.
— Vous avez l’air satisfait, heureux. J’aime bien la compagnie des gens heureux.
— Je suppose que vous les recherchez ?
Elle éclata de rire en rejetant la tête en arrière. Son sourire éblouissant et la gaieté de ses yeux effacèrent l’expression bougonne et irascible de son visage. Elle se pencha vers lui pour lui murmurer :
— Mon nom est Belladone. Ou plutôt, c’est celui que j’aime à me donner. Et le vôtre ?
— Van Greeling, mentit Aspale d’un ton affable. Eh bien, Dame Belladone, désirez-vous boire quelque chose ?
Elle accepta et Aspale commanda un autre pichet et deux gobelets propres.
Il ne se faisait aucune illusion sur la véritable profession de sa compagne, mais il était fatigué, légèrement éméché et particulièrement flatté par les attentions de cette fille publique. Ils bavardèrent un moment tandis que l’auberge s’emplissait et que le brouhaha croissait. Belladone lui versa à nouveau du vin, puis, s’approchant, lui chuchota quelque chose à l’oreille. Aspale put admirer la parfaite blancheur de la peau de son visage, de son cou et de sa poitrine et il respira le léger parfum de sa chevelure. Dévoré de désir, à présent, et las des banalités de la conversation, il accepta rapidement de monter à l’étage, dans l’une des chambres. Justement, Belladone en avait une.
Elle se leva. À moitié ivre, Aspale se mit difficilement debout et lui emboîta le pas prudemment par peur de chuter dans la saleté et les détritus qui jonchaient le sol couvert de paille. Les yeux rivés sur les hanches souples et rondes de la fille, il la suivit dans l’escalier en bois, puis jusque devant la porte d’une chambre d’angle. Elle s’acharna un certain temps sur un loquet en fer et il commençait à s’impatienter, mais enfin la porte s’ouvrit violemment et Belladone s’avança dans le cercle de lumière. Malgré son état d’ébriété, Aspale pressentit le traquenard. Qui avait allumé la chandelle ? Tout cela avait été très bien préparé. Belladone fit volte-face, le sourire avait disparu de son visage crispé, son regard hautain était plein de tristesse. La porte se referma avec fracas derrière Aspale. Il empoigna désespérément son poignard, mais l’assassin lui avait déjà passé un lacet autour du cou et la vie d’Aspale fut soufflée comme la flamme d’une bougie.
CHAPITRE XV
Corbett et Ranulf mirent quatre jours pour atteindre Londres. Le prieur leur avait prêté les meilleurs chevaux de son écurie et Corbett lui avait promis solennellement que la Maison royale veillerait à les lui rendre sains et saufs. Le voyage de retour se passa sans incidents ; ils ne rencontrèrent aucun hors-la-loi, car les routes fourmillaient de soldats se dirigeant vers la côte sud. De fait, le roi, après avoir écrasé la rébellion écossaise, était à présent décidé à mener son armée en France.
Corbett fit halte pour observer les hommes d’armes qui les dépassaient d’un pas résolu : la plupart étaient des vétérans, des soldats de métier, portant bottes, jambières, broignes en cuir bouilli et coiffés de casques coniques en acier. Solidement armés de poignards, d’épées, de lances et de boucliers, ils semblaient indifférents aux nuages de poussière et aux nuées de mouches innombrables. Corbett les laissa passer ;
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