Un espion à la chancellerie
Ce dernier le regarda partir, irrité, puis, avec un soupir, descendit à l’église. Il y faisait frais ; l’obscurité grandissante n’était tenue en échec que par d’énormes candélabres dont la flamme claire dessinait des ombres semblables à des danseurs fantomatiques. Au fond du sanctuaire, derrière la clôture sculptée du choeur, les moines se tenaient debout dans les stalles pour chanter compiles, leur chant s’élevant comme un tonnerre lointain en réponse aux notes pures du chantre.
Corbett s’accroupit dans la nef, à la base d’un pilier massif et rond, et laissa les accents du plain-chant envahir et apaiser son esprit. Il entendit s’élever la voix du chantre : « Dixi in excessu meo, omnes homines mendaces. » « Moi qui ai dit dans mon trouble que tous les hommes étaient des menteurs. »
Sourd à la réponse du choeur, entonnée à plein gosier, il se demanda : « Les hommes sont-ils tous des menteurs ? Et les femmes ? Et Maeve ? » Le sentiment doux-amer de son absence lui serra le coeur. La reverrait-il ? Se souviendrait-elle de lui ou laisserait-elle ses souvenirs s’écouler comme l’eau dans le sable ? Les moines chantèrent les louanges qui marquaient la fin de l’office : Gloria Patri et Filio et Spiritu Sancto. Corbett se redressa en soupirant, étira ses muscles courbaturés et regagna sa cellule par le cloître.
Il prit son écritoire et rédigea rapidement une lettre à Maeve. Le prieur trouverait bien un marchand, un colporteur ou un pêcheur à qui la confier. Il scella la missive à la cire rouge, conscient qu’il faudrait des semaines avant qu’elle atteignît Neath, si tant est qu’elle y parvînt jamais. Puis il gribouilla les conclusions auxquelles il était arrivé :
— Il y avait un traître au sein du Conseil d’Édouard.
— Ce traître était en relation avec les Français et peut-être avec d’autres traîtres au pays de Galles.
— On avait ourdi cette trahison après la désastreuse expédition du comte de Richemont qui avait coûté le duché de Guyenne à l’Angleterre.
— Le clerc Waterton avait une mère française et un père qui s’était rebellé contre le roi. Il vivait au-dessus de ses moyens, était dans les bonnes grâces des Français et rencontrait secrètement le maître-espion de Philippe IV. Il avait travaillé comme clerc dans la Maison de Richemont et un lien semblait exister entre lui et Lord Morgan de Neath.
— Le traître était-il Waterton ? Ou était-ce son maître, le comte de Richemont ?
Corbett regarda dans les ténèbres, mais n’y vit que le ravissant visage de Maeve, et il sentit alors que la poigne glacée de la solitude resserrait son étau.
Robert Aspale, clerc à l’Échiquier, était en proie à ce même sentiment de solitude. Le roi Édouard l’avait envoyé en France pour observer le cours des événements. Par « observer », Édouard, bien sûr, entendait « espionner ». Le souverain avait lourdement insisté pour qu’il partît immédiatement, ajoutant que son émissaire dans les Galles du Sud, Hugh Corbett, n’avait pas réapparu ni même réussi à communiquer avec la cour d’Angleterre. « C’est Corbett qui aurait dû être ici, dans cette taverne des faubourgs d’Amiens », pensa Aspale, mais le roi lui avait affirmé qu’il n’avait pas l’intention d’attendre plus longtemps. Aspale se faisait donc passer pour un marchand du Hainaut se rendant à Paris, et avait pénétré en France par le territoire de Gui de Dampierre, comte de Flandre, allié du roi Édouard. Aspale parlait couramment les divers patois et langues de la Flandre et jouer le rôle d’un marchand de drap en quête de nouveaux marchés sur les grandes foires du nord de la France lui était tâche aisée.
En fait, la mission secrète d’Aspale consistait à découvrir si les agents et espions d’Édouard à Paris étaient encore en vie et, en même temps, à tenter de percer à jour les desseins mystérieux de Philippe IV. La ceinture qu’il portait autour de sa taille mince comportait des poches pleines d’un or capable d’ouvrir plus d’une porte et – plus important encore – de délier bien des langues : courtisanes, officiers subalternes, chevaliers désargentés, serviteurs, hommes d’armes, tous étaient au courant de rumeurs et commérages, qui, mis bout à bout comme les morceaux d’une mosaïque, pouvaient donner une idée assez exacte de ce qui se passait.
Aspale
Weitere Kostenlose Bücher