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Un Jour De Colère

Un Jour De Colère

Titel: Un Jour De Colère Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Arturo Pérez-Reverte
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munitions. Ça
ne sert à rien – comme l’a exposé Daoiz à la dernière réunion, avant que
Velarde parte en claquant la porte – de se faire mitrailler comme des
culs-terreux, pendant que toute l’armée restera les bras croisés à les
regarder, sans espoir et sans gloire, ou de finir dans le cachot d’une prison
militaire.
    Tels sont, en résumé, les souvenirs
les plus récents et les pensées amères que le capitaine Luis Daoiz rumine ce
matin, en suivant comme tous les jours le trajet qui le mène à l’état-major de
l’Artillerie ; ignorant qu’avant la fin du jour une accumulation de
hasards et de coïncidences – dont même lui ne sera pas conscient – va inscrire
son nom pour toujours dans l’histoire de son siècle et de sa patrie. Et, tandis
que cet obscur officier marche sur le trottoir de gauche de la rue San Bernardo
en observant avec inquiétude les attroupements qui se forment çà et là et s’ébranlent
en direction de la Puerta del Sol, il se demande, préoccupé, ce que peut bien
faire en ce moment Pedro Velarde.
    Comme chaque matin avant de prendre
son service à l’état-major de l’Artillerie, le capitaine Pedro Velarde y
Santillán, natif de Santander et âgé de vingt-huit ans – dont la moitié passée
sous l’uniforme, car il est entré dans l’armée comme cadet à quatorze ans –,
fait un tour et, au lieu d’aller directement de chez lui, rue Jacometrezo, à la
rue San Bernardo, emprunte l’allée de San Pedro, puis la rue de l’Escurial.
Aujourd’hui, il a dans sa poche une lettre pour sa fiancée Concha, qu’il
enverra plus tard, à l’hôtel des Postes. Cela n’empêche pas que, comme chaque
matin également, en passant sous certain balcon d’un quatrième étage de la rue
de l’Escurial, où une femme en deuil et encore belle arrose ses fleurs, Velarde
soulève son chapeau pour la saluer tandis qu’elle reste immobile en le suivant
des yeux jusqu’au moment où il disparaît au coin de la rue. Cette femme, dont
le nom restera enregistré parmi bien d’autres dans la journée qui commence, est
et sera toujours un mystère dans la biographie de Velarde. Elle se nomme María
Beano, est mère de quatre enfants mineurs, un garçon et trois filles, et veuve
d’un capitaine d’artillerie. « Ne donnant lieu à aucune critique »,
selon ce que déclareront plus tard ses voisins, elle vit de sa pension de
veuve. Mais tous les matins, sans y manquer une seule fois, l’officier passe
sous son balcon, et, tous les soirs, il lui rend visite.
    Pedro Velarde porte la veste verte
de l’état-major de l’Artillerie, au lieu de la traditionnelle tunique bleue. Il
mesure cinq pieds deux pouces, il est svelte et séduisant. C’est un officier
impatient, ambitieux, intelligent, qui possède une solide formation scientifique
et jouit de l’estime de ses camarades ; il a réalisé des travaux
techniques de qualité, des études sur la balistique et des missions
diplomatiques importantes, même si, à part une intervention dans la guerre avec
le Portugal où son rôle a plutôt été celui d’un témoin, il n’a guère été au
feu, ce qui fait qu’à la rubrique « Comportement au combat » de ses
états de service figurent les mots « sans expérience ». Mais il
connaît bien les Français. Mandaté par le ministre Godoy aujourd’hui destitué,
il a figuré dans la commission envoyée complimenter Murat lors de l’entrée des
troupes impériales en Espagne. Cela lui a donné une connaissance exacte de la
situation, renforcée par la fréquentation à Madrid, en raison de son poste de
secrétaire de l’état-major de son arme, du duc de Berg et de son entourage, en
particulier le général Lariboisière, commandant l’artillerie française, et ses
aides de camp. C’est ainsi qu’en observant, de cette place privilégiée, les
intentions des Français, Velarde, avec des sentiments identiques à ceux de son
ami Luis Daoiz, a vu l’ancienne admiration quasi fraternelle que, d’artilleur à
artilleur, il portait à Napoléon Bonaparte se muer en haine, celle d’un homme
qui sait sa patrie livrée sans défense aux mains d’un tyran et de ses armées.
    Au coin de la rue San Bernardo,
Velarde s’arrête pour observer de loin les quatre soldats français qui
déjeunent autour d’une table installée à la porte d’une taverne. À leur
uniforme, il voit qu’ils appartiennent à la 3 e division d’infanterie
cantonnée entre Chamartín et

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