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Un Jour De Colère

Un Jour De Colère

Titel: Un Jour De Colère Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Arturo Pérez-Reverte
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dents et reste immobile,
sans rien dire, pris dans un labyrinthe de fureur, jusqu’à ce que le cordonnier
baisse la tête et rentre dans son échoppe. Velarde lui tourne le dos et
s’éloigne, défait, à longues enjambées.
    Coiffé d’un chapeau à l’anglaise,
vêtu d’une redingote à larges revers sur un gilet qui lui serre étroitement la
taille, José Mor de Fuentes, homme de lettres distingué, ingénieur et ancien
militaire, se promène dans la Calle Mayor, parapluie sous le bras. Il séjourne
à Madrid avec des lettres de recommandation du duc de Frías pour obtenir la
direction du canal d’Aragón, dans son pays. Comme beaucoup de badauds, il vient
de passer à l’hôtel des Postes en quête de nouvelles de la famille royale
reléguée à Bayonne ; mais personne ne sait rien. Et donc, après avoir pris
un rafraîchissement dans un café du cours San Jerónimo, il décide d’aller voir
du côté de l’esplanade du Palais. Les gens qu’il croise semblent agités, ils se
dirigent par groupes vers la Puerta del Sol. Un orfèvre qui est en train
d’ouvrir sa boutique lui demande s’il est vrai que l’on prévoit des troubles.
    — Ça ne sera pas grand-chose,
répond Mor de Fuentes très tranquille. Vous savez : le peuple aboie et ne
mord guère.
    Les orfèvres de la porte de
Guadalajara ne semblent pas partager cet optimisme : beaucoup restent
fermés et d’autres se tiennent sur le pas de leur porte en surveillant les
allées et venues. Du côté de la Plaza Mayor et de San Miguel, des marchandes
des quatre saisons et des femmes, panier au bras, bavardent avec excitation,
tandis que des quartiers de Lavapiés et de La Paloma monte par vagues une
populace vociférante qui réclame du foie de gabachos pour son petit
déjeuner. Cela ne trouble pas Mor de Fuentes – il a parfois lui-même ses
moments de fanfaronnade –, cela l’amuse plutôt. Dans un bref mémoire où il
évoque sa vie, qu’il publiera des années plus tard, il mentionne, en évoquant
la journée qui commence, un plan de défense de l’Espagne qu’il aurait proposé à
la Junte, des conversations patriotiques avec le capitaine d’artillerie Pedro
Velarde, et même une ou deux tentatives de prendre les armes contre les
Français, dont, ce jour-là – et ce ne sont pas pourtant les occasions qui
manqueront à Madrid –, il se tiendra néanmoins le plus éloigné possible.
    — Où allez-vous donc de ce pas,
Mor de Fuentes, au milieu de tout ce désordre ?
    L’Aragonais soulève son chapeau. Au
coin des Conseils, il vient de se trouver nez à nez avec la comtesse de
Giraldeli, une dame du Palais qu’il connaît.
    — Je vois bien le désordre.
Mais je doute que ça aille plus loin.
    — Ah oui ? Eh bien, sachez
qu’au Palais les Français veulent enlever l’infant don Francisco.
    — Que me dites-vous là ?
    — La vérité, Mor.
    M me  de Giraldeli
passe son chemin, l’air affligé, en proie à l’inquiétude, et l’ingénieur hâte
le pas pour gagner le porche du Palais. Une de ses connaissances, le capitaine
des Gardes espagnoles, Manuel Jáuregui, y est de service aujourd’hui, et il
souhaite en obtenir des informations. La journée qui vient, pense-t-il,
s’annonce intéressante. Et peut-être vengeresse. Les cris proférés contre la
France, les afrancesados et les amis de Godoy suscitent chez Mor de
Fuentes un plaisir secret et très particulier. Son ambition artistique – il
vient de publier la troisième édition de sa médiocre Serafina – et les
cercles d’amitiés littéraires dans lesquels il se meut, avec Cienfuegos et les
autres, le portent à détester de toute son âme Leandro Fernández de Moratín,
protégé de l’ancien ministre Godoy, dit le Prince de la Paix. Mor de Fuentes
n’est pas peu mortifié de voir le public des théâtres louer servilement, à la
manière d’un troupeau de moutons ou de gorets, les répliques, les bons mots ou
supposés tels, la niaiserie, la tartufferie et les goûts de celui que l’on
qualifie de Génie des Génies, et autres incongruités, s’ajoutant à ce que tous
les autres – Mor de Fuentes compris – considèrent comme de la médiocrité
étrangère au talent, à la prose et au vers castillans. Voilà pourquoi
l’Aragonais se réjouit des cris qui, mêlés à ceux qui s’élèvent contre les
Français, s’en prennent à Godoy et à sa cour, Moratín inclus. À la faveur de ce
tumulte, il ne lui déplairait pas que le nouveau Molière,

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