Un Jour De Colère
Fuencarral avec des éléments du 9 e régiment provisoire établis dans ce quartier. Les soldats sont très jeunes et
ne portent pas d’autres armes que leurs baïonnettes dans leurs fourreaux de
cuir : des garçons d’à peine dix-neuf ans que l’impitoyable conscription
impériale, avide de sang neuf pour les guerres d’Europe, arrache à leurs foyers
et à leurs familles ; mais, quand même, des envahisseurs. Madrid en est
plein, logés dans des casernes, des auberges et des maisons particulières ;
et leur attitude varie ; il y a ceux qui se comportent avec la timidité de
voyageurs en terrain inconnu, faisant des efforts pour prononcer quelques mots
dans la langue locale et sourire poliment aux femmes, et ceux qui se conduisent
avec l’arrogance de ce qu’ils sont : des troupes dans un pays conquis sans
avoir eu à tirer un seul coup de feu. Les hommes attablés ont dégrafé leurs
vestes et l’un d’eux, habitué sans doute aux climats du Nord, est en manches de
chemise pour profiter du doux soleil qui chauffe ce coin de rue. Ils rient
fort, en plaisantant avec la fille qui les sert. Ils ont bien l’allure de
conscrits, constate Velarde. Avec le gros de ses armées employées aux dures
campagnes européennes, Napoléon ne croit pas nécessaire d’envoyer en Espagne,
soumise d’avance et dont il n’attend pas qu’elle se rebiffe, davantage que
quelques unités d’élite accompagnées d’hommes inexpérimentés et de recrues des
classes 1807 et 1808, ces dernières comptant tout juste deux mois de service. À
Madrid, néanmoins, se trouvent des forces d’une qualité suffisante pour
garantir le travail de Murat. Sur les dix mille Français qui occupent la ville
et les vingt mille cantonnés aux alentours, un quart est constitué de troupes
aguerries commandées par d’excellents officiers, et chaque division compte au
moins un bataillon sûr – ceux de Westphalie, d’Irlande et de Prusse – qui
l’encadre et lui donne sa consistance. Sans compter les grenadiers, les marins
et les cavaliers de la Garde impériale, et les deux mille dragons et cuirassiers
qui campent au Buen Retiro, à la Casa del Campo et à Carabanchel.
— Cochons de gabachos, dit
une voix près de Velarde.
Le capitaine se tourne vers l’homme
qui est à côté de lui. C’est un cordonnier, tablier autour de la taille, qui
finit de démonter les planches qui protègent la porte de son échoppe, dans
l’entrée de l’immeuble qui fait le coin.
— Regardez-les, ajoute le
cordonnier. Ils se croient chez eux.
Velarde l’observe. Il doit avoir
dans les cinquante ans, chauve, la barbe rare, les yeux clairs et aqueux
distillant le mépris. Il fixe les Français comme s’il souhaitait que la maison
s’écroule sur leurs têtes.
— Qu’est-ce que vous avez
contre eux ? lui demande-t-il.
L’expression de l’autre se
transforme. S’il s’est approché de l’officier et lui a dévoilé ce qu’il pense,
c’est sans doute parce que l’uniforme espagnol lui inspirait confiance.
Maintenant, il semble vouloir reculer, tout en le surveillant d’un air
soupçonneux.
— J’ai ce que j’ai raison
d’avoir, lâche-t-il finalement entre ses dents, l’air sombre.
Velarde, malgré la mauvaise humeur
qui le tient depuis des jours, ne peut s’empêcher de sourire.
— Et pourquoi n’allez-vous pas
le leur dire ?
Le cordonnier l’étudie de bas en
haut avec méfiance, en s’arrêtant sur les galons de capitaine et les insignes
de l’artillerie sur le col de la veste d’état-major. De quel côté peut-il bien
être, ce militaire de malheur ? semble-t-il se demander.
— Peut-être bien que je le
ferai, murmure-t-il.
Velarde acquiesce distraitement et
n’en dit pas plus. Il demeure encore quelques instants auprès du cordonnier en
contemplant les soldats. Puis, sans un mot, il reprend sa route en remontant la
rue.
— Bande de lâches, entend-il
derrière son dos, et il devine que ça ne s’adresse pas aux Français.
Alors il fait volte-face. Le
cordonnier est toujours au coin, les poings sur les hanches, et le regarde.
— Qu’est-ce que vous avez
dit ?
L’autre détourne le regard et va se
réfugier sous le porche, sans répondre, effrayé d’avoir parlé ainsi. Le
capitaine ouvre la bouche pour l’insulter. Il a porté machinalement la main à
la poignée de son sabre et lutte contre la tentation de punir l’insolence. Mais
finalement le bon sens reprend le dessus, il serre les
Weitere Kostenlose Bücher