Un Jour De Colère
Majesté et sa
famille ». Fils d’un ancien soldat de la cavalerie au service de l’infant
don Gabriel, la Maison royale lui a payé son examen de serrurier. Depuis lors,
la gratitude de Molina est sans limites et le conduit à s’exhiber avec tous les
signes d’une extrême dévotion à chaque apparition publique des Bourbons. Particulièrement
auprès de Ferdinand VII, qu’il adore avec une fidélité canine : on
l’a vu courir à côté de son cheval au Prado, à la Casa del Campo et au Buen
Retiro, tenant un petit tonneau d’eau fraîche, au cas où le jeune roi aurait
envie de se désaltérer. Le moment le plus heureux de son existence, Molina l’a
vécu au début d’avril, quand il a eu la chance d’indiquer le chemin de
Monteleón à Ferdinand VII qui le cherchait sans autre escorte qu’un valet.
Un fois arrivé, le serrurier, faisant preuve d’un aplomb remarquable, a profité
de l’occasion pour rester avec lui et pouvoir admirer ainsi le dépôt de canons,
d’armes et de munitions du parc ; sans se douter que le souvenir de cette
visite inopinée aurait plus tard une importance décisive – littéralement de vie
ou de mort – dans l’histoire de Blas Molina et de beaucoup d’autres Madrilènes.
Avec de tels antécédents, quiconque
connaît ce serrurier passionné ne peut être surpris de le trouver ce matin sur
la place du Palais, tout comme on l’a vu durant les manifestations d’Aranjuez à
la tête d’un groupe de séditieux qui réclamaient la tête de Godoy, ou, durant
les événements de la veille, conspuant Murat à la sortie de la messe et à la
revue du Prado, et acclamant ensuite, avec dix mille autres Madrilènes,
l’infant don Antonio à son passage par la Puerta del Sol. Molina l’a dit à ses
amis : il n’aura pas de repos tant que ces gabachos de l’enfer
seront dans Madrid, et il est prêt à faire tout ce qui est en son pouvoir pour
préserver la famille royale des manigances françaises. C’est ainsi qu’il a
passé une bonne partie de la nuit posté à un carrefour de la rue Nueva,
surveillant pour son compte les courriers qui entraient et sortaient de la
résidence de Murat sur la place Doña María de Aragón, et courant ensuite communiquer
ces informations à la Junte de Gouvernement, sans se laisser décourager de ce
que nul n’en tienne compte et que le concierge l’envoie chaque fois promener.
Maintenant, après avoir piqué un
bref somme chez lui et laissé sa femme en larmes, affolée de le voir se démener
ainsi, le serrurier constate que ses appréhensions sont confirmées. Pour ce qui
le concerne, la reine douairière d’Étrurie peut bien aller là où ça lui
chante : tout le monde sait que c’est une afrancesada et qu’elle
veut rejoindre ses parents à Bayonne ; et donc, si ça lui plaît de manger
le pain des gabachos , grand bien lui fasse. En revanche, enlever le
petit infant, le dernier de la famille à rester en Espagne avec son oncle don
Antonio, c’est un crime contre la patrie. De sorte que, planté à côté de cette
berline vide arrêtée devant la porte du Prince et qui ne lui dit rien qui
vaille, l’humble serrurier, champion spontané de la monarchie espagnole, décide
de l’empêcher de partir, même s’il est seul et les mains nues – il n’a même pas
sa navaja, car sa femme, avec beaucoup de bon sens, la lui a prise avant qu’il
s’en aille –, et cela tant qu’il lui restera une goutte de sang dans les
veines.
Et donc, sans y réfléchir à deux
fois, Blas Molina avale sa salive, s’éclaircit la gorge, fait quelques pas vers
le centre de la place et se met à crier :
— Trahison ! On enlève
l’infant ! Trahison ! – de toute la force de ses poumons.
2
Neuf heures n’ont pas encore sonné
quand le lieutenant Rafael de Arango arrive au parc de Monteleón avec, dans la
poche de sa veste, les deux instructions pour la journée. Il a pris la première
au Gouvernement militaire et la seconde à l’état-major supérieur de
l’Artillerie, et l’une et l’autre ordonnent aux troupes de rester dans leurs
casernes et d’éviter à tout prix de fraterniser avec la population. Au texte
écrit de la dernière, le colonel Navarro Falcón a ajouté oralement quelques
recommandations complémentaires :
— Ménagez les Français, pour
l’amour du Ciel… Et ne prenez surtout pas de décision de votre propre
initiative. Au moindre problème, avisez-moi d’urgence, et je vous
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