Un Jour De Colère
est à Madrid pour
postuler à un emploi de l’État grâce aux bonnes relations de sa famille – sans
autre intention que d’observer l’agitation, mais il n’a pu se soustraire à
l’enthousiasme populaire. Quand les portes du parc se sont ouvertes et que les
gens sont entrés pour prendre des fusils, il a trouvé honteux de rester dehors
en se contentant d’être spectateur. Il les a donc suivis, et il n’a pas eu le
temps de dire « ouf ! » qu’il avait déjà un fusil bien astiqué
dans les mains et une provision de cartouches dans les poches.
— Nous allons boire un petit
coup en attendant, vu qu’une chose n’empêche pas l’autre… Ça vous dit ?
Don Curro est apparu avec une
bouteille d’anis doux, trois verres et trois havanes. Francisco boit une gorgée
et se sent ragaillardi.
— Ça serait bien, dit l’ouvrier
typographe, de descendre quelques gabachos.
— Buvons à la réalisation de
votre vœu, dit le maître de maison en versant une deuxième tournée. Et aussi à
la santé du roi Ferdinand.
On entend du bruit dans la rue.
Francisco, cigare aux lèvres, mais pas allumé – il n’a pas tellement envie de
fumer en ce moment –, vide son anis et va au balcon, fusil à la main. Les gens
sont à plat ventre et, près du carrefour, certains ont épaulé leurs fusils.
D’autres courent vers le couvent de Las Maravillas. Le capitaine à la veste
verte a disparu dans le parc dont les portes se ferment lentement, ce qui
produit chez le jeune homme un étrange sentiment de désarroi. Il regarde les
fenêtres du bâtiment et constate que les Volontaires de l’État se sont
accroupis et que seuls sont encore visibles les points noirs formés par les
canons de leurs armes.
— Murat nous invite à danser,
messieurs, dit don Curro, qui souffle des ronds de fumée avec beaucoup de
flegme.
Francisco Huertas remarque que
l’ouvrier typographe a les mains qui tremblent pendant que, après avoir éteint
son cigare, il vide la poudre dans le canon du fusil, introduit la balle avec
le reste de la cartouche et bourre le tout avec la baguette. Avec un frisson
glacial qui parcourt son épine dorsale, ses bras et ses aines, le jeune homme
fait de même, puis s’agenouille auprès de ses deux compagnons derrière le parapet
improvisé, la crosse collée à la joue. Ça sent le métal, le bois et la graisse.
Qu’est-ce que je fais ici ?
s’interroge-t-il, soudain pris de panique.
D’un balcon voisin, quelqu’un crie
que les Français arrivent.
Le seul parti de volontaires qui
n’est pas encore arrivé au parc d’artillerie est celui de Blas Molina Soriano.
Le serrurier a compris la leçon des scènes auxquelles il a assisté devant le
Palais et est devenu d’une extrême prudence : il mène sa bande en silence
et emprunte des détours pour éviter de tomber sur une force française qui les
mettrait en pièces. C’est pourquoi, en faisant tout pour passer inaperçu, le
groupe est allé de la rue Tudescos au cours San Pablo, de là à la place San
Ildefonso, et après avoir suivi des ruelles, il débouche maintenant dans la rue
San Vicente, pour gagner le haut de la rue Palma et le couvent de Las
Maravillas. La proximité du parc Monteleón excite Molina et ses hommes, qui
commencent à oublier la consigne et se répandent aux cris de « Vive
l’Espagne ! » et « Mort aux Français ! ». Mais en
tournant le coin des rues San Andrés et San Vicente, le serrurier lève la main
et fait halte.
— Taisez-vous !
ordonne-t-il. Taisez-vous !
Les hommes se pressent près de lui,
dos collé aux murs, et regardent le haut de la rue. Ils écoutent. Les cris ont
cessé. Les visages sont mortellement sérieux. Comme Molina, chacun est attentif
au bruit, reconnaissable entre tous, que l’on entend clairement, au-delà des
maisons proches : un crépitement sinistre, sec, nourri et constant.
On se bat au parc de Monteleón.
5
Entre midi et une heure et demie,
Madrid se trouve coupé en deux. De la promenade du Prado au Palais royal, les
artères principales sont occupées par les troupes françaises ; la
cavalerie les parcourt au galop dans les deux sens en chargeant sauvagement,
renforcée par des canons qui tirent sur tout ce qui bouge, et par des
détachements d’infanterie qui progressent de carrefour en carrefour. Mais, même
si la machine de guerre napoléonienne s’impose peu à peu, son contrôle est loin
d’être absolu. Les cuirassiers de la brigade Rigaud
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