Un Jour De Colère
jamais imaginé que défendre la patrie consisterait à mordre des cartouches
recroquevillé derrière des matelas roulés sur un balcon, ou à détaler follement
comme un lièvre en sautant des murs avec les Français sur les talons. Entre ça
et les images coloriées représentant des exploits militaires héroïques, il y a
un abîme. Il n’avait jamais imaginé non plus les flaques de sang coagulé sur le
sol, les cervelles répandues, les corps inertes et mutilés, les appels
effroyables des blessés et la puanteur de leurs tripes ouvertes. Ni la
satisfaction féroce de rester vivant là où d’autres ne le sont plus. Vivant et
entier, avec un cœur qui bat, deux jambes et deux bras à leur place.
Maintenant, la courte trêve lui permet de réfléchir, et la conclusion est si
simple qu’elle lui fait presque honte : il voudrait que tout s’arrête et
qu’il puisse rentrer chez son oncle. Cette pensée en tête, il observe autour de
lui, à la recherche d’un sentiment semblable sur les visages proches ;
mais il ne trouve – ou en tout cas ne croit voir – que décision, fermeté et
mépris pour les Français. Du coup, il se redresse et durcit ses traits, de peur
que ceux-ci ne le trahissent. Et donc, comme tous les autres, le jeune homme
s’efforce de regarder avec dégoût la colonne des ennemis qui attendent à
quelques pas de là, même si beaucoup d’entre eux sont aussi imberbes que lui.
Vus de près, ils sont moins impressionnants, conclut-il, en dépit de leur masse
disciplinée et menaçante, avec leurs brillants uniformes bleus, leurs
buffleteries blanches et leurs fusils à l’épaule, crosse en l’air ; bien
différents des Espagnols, loqueteux, sombres et silencieux, qu’il a devant lui.
— Ça ne va pas, murmure don
Curro.
Le capitaine Daoiz est en train de
dire quelque chose en aparté au capitaine des Volontaires de l’État qui est
venu avec le drapeau blanc et qui ne semble guère satisfait de ce qu’il entend.
Francisco Huertas les voit dialoguer, et il voit aussi l’interprète qui est à
côté du commandant français s’approcher un peu, pour entendre ce qu’ils se
disent. À ce moment, un homme du peuple qui se tient appuyé à un canon – le
jeune Huertas saura plus tard qu’il s’appelle Antonio Gómez Mosquera – écarte
le Français en le poussant violemment, et celui-ci tombe sur le dos.
— Eh merde ! crie l’homme.
Vive Ferdinand VII !
Ce qui se passe ensuite, inattendu
et brutal, est très rapide. Sans l’ordre de personne, délibérément ou par
maladresse, un artilleur qui tient à la main un boutefeu allumé, enflamme la
mèche de sa pièce. Un coup de tonnerre ébranle la rue, tous sursautent, l’affût
recule avec le départ du boulet, et celui-ci passe en tir rasant tout près du
commandant ennemi et de ses officiers, et ouvre une brèche sanglante dans la
colonne française, immobile et sans défense. Tout le monde crie en même temps,
les officiers espagnols en pleine confusion, les Français épouvantés, et aux
cris se mêlent les plaintes des blessés de l’armée impériale qui se tordent par
terre dans leurs propres débris, l’horreur des membres mutilés, les hurlements
de panique de la colonne qui se débande et court se mettre à l’abri. Après le
premier moment de stupeur, Francisco Huertas, comme ses compagnons, épaule son
fusil et tire, presque à bout portant, sur l’ennemi désemparé. Puis, dans le
fracas de la tuerie, il voit le capitaine Daoiz clamer inutilement « Halte
au feu ! », mais rien ne peut plus arrêter le massacre. Le capitaine
Velarde, qui a tiré son sabre, se rue sur le commandant impérial et lui intime,
ainsi qu’à ses officiers, l’ordre de se rendre. En voyant la lame luire devant
ses yeux, le Français, à genoux et commotionné par la décharge du canon – le
coup est passé si près que son uniforme est roussi –, lève les bras,
désorienté, sans comprendre ce qui se passe ; ses officiers, le trompette
et l’interprète l’imitent. Beaucoup de soldats qui formaient l’avant-garde de
la colonne et qui n’ont pas eu le temps de s’enfuir par les rues San José et
San Pedro font de même : ils jettent leurs fusils et demandent quartier,
cernés par une meute de civils, d’artilleurs et de soldats espagnols qui, à
coups de poings et de crosses, baïonnettes pointées, les poussent à l’intérieur
du parc avec leurs officiers, tandis que la foule en délire chante victoire
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