Un jour, je serai Roi
je ne songeais qu’à défaire, écrouler.
Il se tait un instant avant de reprendre :
— Croyez-vous maintenant qu’un manchot habité par de telles idées ferait un bon bâtisseur ?
— Tu peux repartir sur des bases saines, le conforte le jésuite. Un silence. Puis : tu n’es peut-être pas celui que tu crois, murmure enfin Passe-Muraille . Et ce que tu veux détruire n’est pas forcément la vérité…
— Que voulez-vous dire ? cède Toussaint à son tour.
— Ce que tu as haï n’est pas toi, avoue-t-il en le regrettant déjà.
— Cessez vos mystères, s’emporte le torturé. Que savez-vous ?
Il est trop tard pour reculer.
— J’ai de bonnes raisons de croire que tu n’es pas né au Pont-Neuf et que ta mère n’y est pas morte.
— Que racontez-vous ? jette Toussaint en se redressant.
— Promets-moi de te soumettre à ma décision et je parlerai.
— Un chantage ! gronde l’ancien collégien. Comme Marolles et ceux du clan des La Place ! Vous êtes aussi fourbe qu’eux… Oubliez-vous qui je suis ? D’une main, je vous ferai rendre gorge !
Calmés montre le couteau :
— J’ai ton arme et tu ne mesures pas ma puissance…
Toussaint va bondir, mais Calmés lève les bras en croix :
— Tu n’es plus invincible. Attends ! J’ai d’autres arguments. Je te propose de faire table rase du passé – de le détruire, comme tu le dis –, mais sans user de la brutalité qui t’a mené jusqu’ici.
— Comment ? chuchote Delaforge, magnétisé par l’aplomb du jésuite.
— Écoute-moi et comprends ce que tu y gagneras. Ensuite, tu y réfléchiras. Mardi prochain, tu me donneras ta réponse.
*
Calmés est parti. Toussaint a promis de réfléchir. Au loin, les orgues se sont tues. Le charpentier et le musicien passent près de la sacristie. Le charpentier parle d’un chantier. Il est heureux, ce métier le comble, il aime sa vie et se vante d’avoir signé une belle commande pour un client important. Soudain, il prononce le nom du lieu où il interviendra, et si proche du monde qui a détruit la vie du manchot. Un nom qui attise sa haine, renforce l’idée de ne pas renoncer à sa vengeance. Les voix s’éloignent, les mots s’enfuient. Toussaint se lève comme Louis XIV l’a fait. Bâtir ? Détruire ! L’impatience le gagne. Sa promesse d’enfant remonte des enfers. Il s’empare du couteau de la main gauche, l’enserre à s’en faire mal. Les sensations viennent. Mardi, il donnera sa réponse au préfet de discipline. Il dira oui. Mais non pour les raisons qu’espère le jésuite.
Cinquième Partie
Anges et démons
Chapitre 21
A U PLEIN CŒUR de l’automne 1660, le 25 octobre, précisément, il plane sur le royaume de France une sorte de bien-être. Le temps – le maudit temps qui annonçait le pire des hivers – vire à la clémence. Ce n’est pas la douceur, mais, à l’aube, la toile cotonneuse obscurcissant le ciel depuis six semaines s’est déchirée. La pluie a cessé. Même le vent ne hurle plus. C’est une pause quasi prodigieuse au milieu d’une saison maussade. Une parenthèse de douceur, idéale pour se jeter hors de Paris. Sortir, bouger, chasser ou, pour ceux qui le peuvent, rendre visite à leurs terres. Et ce carrosse-ci semble décidé.
Il vient du Louvre, diablement escorté, tiré par six chevaux puissants qui arrachent le lourd attelage à la glaise épaisse, charriée sur les chemins par des tombereaux d’eau tombés sans discontinuité, la nuit et le jour. À bord, se trouvent le jeune Louis XIV et une femme boulotte, petite et au visage plutôt ingrat que même les portraits d’elle réalisés par le maître Velasquez n’ont pu rendre lumineuse. Marie-Thérèse d’Autriche, infante d’Espagne, reine de France, a le même âge que son mari et royal cousin et, à vingt-deux ans, elle croit encore au conte de fées. Elle espérait un mariage d’amour, bercée par les preuves que lui adressait son promis : des cadeaux et des lettres d’énamouré, dictées par l’adroit Mazarin qui comptait sur cette union pour faire enfin la paix avec le puissant royaume voisin, où le soleil ne se couche jamais . Elle a quitté Madrid, son père, le roi Philippe IV, et les pesanteurs d’une Cour austère. En songeant à la France, à Paris, à ce roi qu’elle savait beau, elle y allait de bon cœur. Et en contemplant à présent son profil, dans ce carrosse qui les conduit elle ne sait où – à Versailles, paraît-il –, elle convient que
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