Un jour, je serai Roi
brillamment la scène, l’ingénieur Vigarani activait ses machineries enchanteresses, Le Brun décorait, éblouissait le tout. Aucun spectacle ne saurait rivaliser avec ces moments uniques.
— Versailles dépassera en splendeur tout ce qui a été vu.
Le Vau finit par agacer, mais il avance un dernier argument :
— À l’automne, le roi invitera tout le Louvre à Versailles. On y travaille déjà. Molière écrit des pièces, Lully compose ses notes. Ce ne sera qu’une suite ininterrompue de soupers, de chasses, de plaisirs, et le tout s’intitulera… L’Impromptu de Versailles 5 .
Eh quoi ! s’interroge Delaforge. Le beau monde sera reçu où ? Trop petit, tout cela. Trop… local.
— Où allons-nous, Bourdine ? questionne Delaforge qui n’en peut plus.
— Aux jardins, monsieur. Le roi commence toujours ainsi.
Le fouet claque, l’attelage s’ébranle. Le passager ne pense qu’à quitter ce trou perdu, cette cuvette humide et malodorante, décorée de masures lépreuses, d’un clocher maussade. Comment croire que la noblesse de France se laissera séduire par une telle bouffonnerie ?
Non, Versailles n’est certainement pas fait pour recevoir, et il n’y a rien à tirer des chimères royales.
— Nous y sommes, lance le cocher depuis son siège. Penchez-vous pour apercevoir le commencement des jardins.
Bourdine passe à droite de l’aile des écuries et débouche sur un point haut du domaine. À l’instant, le château cachait les vrais décors et c’est comme au théâtre, quand le rideau se lève. Maintenant, voici la scène. Par un enchantement dont Delaforge ne prend pas encore la mesure, lui, le spectateur, se trouve au sommet d’une butte ouvrant sur un tableau baigné de lumières, tourné vers l’occident. Il vient d’aborder le parterre du Midi, rend visite aux jardins, et soudain tout change, tout s’illumine, tout est en marche. Combien d’hommes sont à l’ouvrage ? Des centaines. Peut-être des milliers, songe-t-il, en découvrant une armée de soldats jardiniers plantant, taillant, coupant, arrosant autant de fleurs, d’arbres, de bosquets qu’il s’en trouve dans l’Éden. On retourne la terre ; plus loin, on construit des buttes, on en rase d’autres, on trace des parterres, creuse des trous pour héberger des ornes, des érables plus âgés que celui qui observe. Ils sont alignés, emmaillotés dans des linges blancs qui protègent les mottes comme si la myrrhe miraculeuse des Rois mages s’y cachait. Délicatement, une main vient d’ouvrir l’un de ces linceuls, le libérant de son hiver. Une caresse suffit pour décider que la terre est forte, et que les racines n’ont pas perdu leurs vertus nourricières. Cet arbre sera choisi, son voisin sévèrement écarté. Dix, vingt hommes encadrant l’élu le planteront alors dans son écrin profond, au cercle régulier. Et c’est déjà tout un art.
— D’où provient-il ? demande Delaforge en s’intéressant à la manœuvre qui consiste à relever l’arbre à l’aide d’un jeu complexe de poulies.
— La forêt de Compiègne fournit les ornes. Plus de trois mille ont été déracinés. Mais le roi en veut le double. Plus loin, ce sont des érables. Ils arrivent par centaines du Jardin des plantes de Montpellier.
Quatre hommes soutiennent le trépied auquel est fixé l’orne. Une solide corde de chanvre encercle sa ramure. Au commandement du chef, on hale en cadence en s’aidant de la voix. L’arbre s’élève, plane sans poids, libéré de la gravitation de M. Newton 6 , puis abandonne comme à regret l’aérien et vient se placer à l’endroit exact où il vivra désormais. Trois hommes rabattent la terre, couvrent ses racines et se mettent à genoux pour finir son lit, agissant avec douceur, caressant l’humus gras et l’aplanissant pour faire disparaître leur intervention. Déjà quatre autres sont à poste, arrosoir en main. Quand ils ont vidé leur coupe, quatre autres encore prennent la suite et vont ainsi jusqu’à ce que leur ballet s’achève, laissant les lieux comme au jour premier, comme si la main n’avait pas agi, comme si l’arbre était né ici, pour ne jamais mourir. Déjà, le trépied est en place pour continuer son ouvrage. Et la ligne se poursuit ainsi, se noie dans la brume lointaine, auréolée de soleil, sans que l’on sache où elle s’achèvera.
La scène est si reposante que Delaforge s’y abandonne, quand la brise légère se lève, distillant un parfum
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