Un jour, je serai Roi
savoir s’il comptait, en faisait une affaire de principe. L’ascendant et la réussite de son père pesaient tant sur cet esprit inférieur et fragile que les mobiles le poussant à réclamer le départ de l’apprenti crevaient les yeux. En obtenant gain de cause, il mesurerait son pouvoir sur sa meute, tel le jeune loup ambitionnant le trône et le rang du mâle dominant. Sa faiblesse et sa petitesse représentaient donc un véritable péril pour cet étranger, devenu un symbole. L’homme à abattre, c’était lui, Jean Pontgallet. Ainsi, et malgré ses façons de rustre, son père semblait plus malléable, victime des mêmes scrupules moraux qu’une épouse dont il prenait soin de recueillir l’avis avant d’établir le sien. En fait, il craignait de la voir se fâcher, qu’elle repousse ses avances, lui qui se montrait toujours amoureux, comme l’oisillon inséparable accroché à son double. Ses coups de gueule qui impressionnaient le rejeton cachaient un cœur de soupe au lait, un versatile, capable du meilleur et du pire. Il pouvait encore surseoir à sa décision, si Marguerite employait les mots justes, mais surtout, si un fait nouveau venait désarçonner les certitudes de la veille. La nuit commençait. Il ne restait qu’elle pour obtenir le sursis dont Delaforge avait besoin pour mettre à exécution le second volet de son dessein : la vengeance implacable et totale qu’il réservait à Marolles, à son marquis, à tous ceux qui de loin ou de près lui avaient nui.
Il n’y avait qu’à attendre qu’ils ferment les yeux, accueillent Morphée et espérer que tout se produirait comme prévu au moment décisif.
La cloche de Saint-Germain-l’Auxerrois fit enfin entendre le tintinnabulement des matines. Un timbre si faible qu’il dut tendre l’oreille. L’aube viendrait dans une heure.
Il se leva prudemment, s’empara du couteau des arènes, et descendit en frôlant chaque lame du parquet, chaque marche de l’escalier. En rejoignant le rez-de-chaussée, son pas de félin n’avait fait entendre que deux ou trois grincements. C’était de trop puisque Pontgallet entendit le craquement du bois encore vivant qu’il avait tranché, raboté, cloué. Il ne s’inquiéta pas de ce bruit familier, mais eut soudain soif. Aussi descendit-il muni d’une chandelle pour se rendre à la cuisine. Et entendit le vacarme.
C’était un mugissement étourdissant, le galop d’un cheval, le roulement d’un tambour, le sifflement précédant l’écho du canon. Tout tremblait, tout rugissait. Au son se mêlait une odeur, étouffante et piquante. Bientôt, sa vue se brouilla, l’air se raréfia. Une fumée épaisse rampait dans la maison, envahissait les lieux, les prenait d’assaut. Un feu venu d’ailleurs commençait à brûler son refuge.
Pontgallet attrapa un linge et s’entoura le visage. Puis il bondit à l’étage pour réveiller sa nichée, trébuchant dans le noir. Il fallait sortir, fuir. Une main le saisit. C’était Anne. Sa mère se trouvait à ses côtés.
— Jean !
Le fils sortit comme un fou.
— Dehors ! hurla son père.
Se tenant l’un à l’autre, ils redescendirent et se jetèrent dans la cour éclairée comme en plein jour. L’atelier rougissait. Au milieu de l’incendie, flottant dans l’air qui se consumait et brouillait la vue, une silhouette se montrait. Elle luttait comme un beau diable contre les flammes. D’une main. Ils reconnurent Delaforge, torse nu, affrontant le brasier, cherchant à l’étouffer avec sa chemise. Mais partout la fureur l’encerclait.
— Nom de Dieu ! jura le maçon. Il faut l’aider… Jean ! Puise l’eau du puits, et toi, Anne, aide ta mère… Trouve des bassines, des brocs, n’importe quoi.
Dans peu de temps, l’apprenti serait mort, brûlé vif.
Enfin, Pontgallet balança un premier seau au milieu du chaos. L’enfer rugit, laissa croire qu’il pliait, et redoubla l’instant suivant. Au deuxième seau jeté à l’aveugle, la fumée se dissipa un peu. Le cercle rougeoyant de lave se brisa. Un passage étroit se formait. Delaforge pouvait passer.
— Viens ! cria le maçon.
L’apprenti secoua la tête.
— Du sable ! Et plus d’eau ! commanda-t-il sans faiblir.
Son courage galvanisa le clan. La mère était au puits, la fille en second, le fils jetait l’eau. La chaîne s’organisait, le père s’emparait d’une pelle, grattait le sol, arrachait la terre qu’il lançait à grands coups de rein dans la
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