Un jour, je serai Roi
une aura qu’on faisait payer à ceux qui souhaitaient profiter de ces talents. Le prestige s’obtenait en servant le roi, la fortune se gagnait en travaillant pour ses sujets.
Tant de ruses et d’adresse donnaient une autre allure au triste métier du maçon. Oui, il y avait moyen de s’enrichir, de s’élever et de se joindre au monde des puissants qui avait tant fait pour le malheur de Toussaint Delaforge. Mais était-il nécessaire de casser la pierre, de la tailler, de se martyriser la couenne pour profiter de la manne ? À bien y réfléchir – l’apprenti s’y employait la nuit, dans la chambre que le maçon avait mise à sa disposition dans les combles –, il y avait peut-être d’autres solutions, y compris les moins honnêtes.
La plus évidente lui était apparue alors qu’il se trouvait chez Pontgallet depuis un mois. Pour être plus exact, peu avant le jour où il avait entendu son hôte se plaindre auprès de Bergeron de l’inutilité et du poids du jeune homme.
*
Fallait-il une nouvelle fois accuser la vanité de Pontgallet, accroché à sa réussite, et si tenté de l’exposer ? Toujours est-il que ce dernier ne résista pas au plaisir discutable d’apporter une ultime preuve de la supériorité de ce métier inaccessible à un novice, de surcroît manchot, en le conviant à un dernier entretien avec un fournisseur. Après quoi, il n’aurait plus qu’à annoncer à Delaforge qu’en son âme et conscience il ne l’imaginait pas maçon, qu’il n’avait nul besoin d’un maladroit pour toiser, que dessiner était l’apanage des architectes. Mais avant, il lui offrait cette démonstration qui flattait son orgueil et prouvait à ce jeune homme qui ne montrait ni entrain ni passion combien il lui fallait rejoindre d’autres cieux.
Pour bâtir, professait Pontgallet d’un ton doctoral, il faut des matériaux. Delaforge se retenait de soupirer. Le prenait-on à ce point pour un sot ?
— C’est pourquoi je fais appel à des sous-traitants, comme ce marchand de carreaux.
Le maître-maçon poussa la porte de son atelier de la rue de la Mortellerie. Il passa devant pour saluer Mathieu Lefort, un carreleur picard. L’ultime leçon débutait. Elle se prolongea jusqu’à midi. Que fallait-il en retenir ? L’adresse du maçon pour négocier ou la rouerie de son vis-à-vis gémissant qu’on l’assassinait ? Certainement un peu des deux. L’accord avait demandé trois bonnes heures quand le tout aurait pu être conclu en peu de temps. Mais pourquoi se priver du bonheur des palabres ? Était-ce le seul enseignement à retenir ? Non, il y avait beaucoup plus important : Lefort avait obtenu 24 livres pour chaque mille de carreaux livrés. La suite consistait à calculer combien un solide employé, soumis au rythme intolérable de son patron, posait de carreaux par jour. En comptant vingt carreaux par heure, Delaforge arrivait à deux cents. En cinq jours, les mille carreaux étaient consommés et 24 livres dépensés par l’apprenti. Combien Pontgallet en soumettait-il à sa loi ? Chaque jour, des dizaines, et si l’on ajoutait ceux de tous les maçons de Paris, des centaines. En n’en prenant que cent, on dépensait à Paris 2 400 livres de carreaux tous les cinq jours. En comptant trois cents jours par an, on arrivait à la somme vertigineuse de 144 000 livres. Seulement pour les carreaux. Et combien pour les pierres, la chaux, le ciment, le marbre ?
En partant, Lefort fit un cadeau à Pontgallet. Une veste en soie achetée chez un luxueux drapier. Une pièce qui valait cent livres. C’est donc, se dit Delaforge, qu’il peut en donner davantage. Deux cents ? Mille ? Combien pour demeurer fournisseur ? Voilà qui promettait plus que les années de soumission prônées par Pontgallet, stupide amoureux de l’effort. Le négoce ! L’argent à prendre s’y trouvait. Mais un manchot sur le point d’être renvoyé pouvait-il espérer devenir l’entremetteur d’un puissant maçon ? Désormais, Delaforge voyait les choses clairement. Il fallait d’abord gagner la confiance de Pontgallet, sans attendre, quitte à concevoir un plan diabolique. La vengeance ? Elle viendrait ensuite, car le marquis et son sbire, le père Marolles, ne sortaient pas de ses pensées. Là aussi, il progressait vite, oubliant de plus en plus souvent qu’il ne pensait qu’à mourir, un mois avant.
1 - Disparue, la rue de la Mortellerie prolongeait la rue de l’Hôtel-de-Ville, depuis la rue de Brosse
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