Un jour, je serai Roi

Débarrassez-vous d’eux en silence, faites le tri sans les alerter. Après avoir éliminé les mauvais éléments, il restera le meilleur, purgé des cas inutiles qui nuisent à la santé de vos affaires. Le médecin pratique de même : il saigne pour tuer les mauvaises humeurs.
    Le ton ressemblait à celui du sermon, mais Toussaint avait bien retenu les leçons des jésuites, et les mots dont avait usé ce modeste apprenti achevèrent d’impressionner Pontgallet.
    — Procédons de la sorte, dit ce dernier, subjugué par la démonstration. J’ai trente chantiers en cours.
    — Combien d’hommes ?
    — Environ deux cents apprentis et compagnons.
    — Je visiterai deux chantiers par jour.
    — Cela te laisse quinze jours pour me fournir l’état des lieux.
    — Je vous ferai un relevé précis chaque soir.
    — Parfait. Demain, tu vas au Châtelet. Trois mois de retard ! Il y a sûrement du gibier de potence…

    Au deuxième jour, Delaforge détenait une liste de neuf noms. Six méritaient, selon lui, d’être exclus immédiatement. Mais les cadences ne risquaient-elles pas d’en souffrir ?
    — Rien ne changera, affirma-t-il. Ceux-là sont inutiles. Au moins, vous y gagnerez leurs soldes.
    Le troisième jour, il livra trois noms, issus d’un seul chantier, mais pas un du deuxième.
    — Voici la preuve que les bons éléments s’aiguillonnent, expliqua-t-il. Il y a moins de fainéants, les meilleurs ne subissent pas leur tyrannie, l’excellence s’accouple donc à l’excellence.
    L’équipe sans défaut construisait une maison, île de la Cité. De fait, le calendrier était respecté. Pas un jour de retard.
    — En vous séparant des mauvais, vous devenez plus riche. Et demain, il se pourrait que vous le soyez plus encore.
    La promesse attisa la curiosité de l’entrepreneur.
    — À quoi penses-tu ?
    — Je souhaite expérimenter une autre méthode.
    — Rien de saugrenu ? demanda par principe le maçon.
    — Que du profitable pour vous. Mais douteriez-vous ?
    Le passé parlait de lui-même. Soupçonner revenait à nier ce qui s’était produit depuis dix jours. À vexer Delaforge inutilement.
    — Il me faudra rentrer tard, ajouta-t-il, car j’aurai à discuter.
    Avant qu’on demande avec qui, et sur quel sujet, l’apprenti s’imposa une mine courtoise, ajoutant sur le ton le plus poli : — Pardonnez-moi, mais je souhaite ménager ma surprise. Et, si j’ai raison, répéta-t-il, croyez-moi, vous serez bientôt plus riche…

    Le lendemain, au quatrième chantier visité, Toussaint prit soin d’étudier attentivement chaque homme au travail, s’attachant à celui qui dirigeait le groupe. C’était le plus âgé et on le devinait usé. Le pas était lent, le geste peu sûr. Il s’asseyait souvent, se levait en soupirant quand un autre venait le questionner. Fallait-il attaquer ce pignon ou ajuster les pierres servant d’encadrement aux fenêtres ? Il haussait les épaules, laissait faire sans direction, puis sondait le ciel pour calculer l’heure, anticipant la pause de neuf heures, avançant celle d’un repas pris en commun avant même que ne retentisse l’angélus de midi. Bien sûr, aucun ne lui en fit le reproche, préférant bavasser en tirant sur le tonneau de vin. Si bien que la reprise fut difficile. On s’y remit trop tard pour attaquer les fondations d’une loge prévue dans la cour. La journée s’étira alors en tâches secondaires, à touiller les gravats, à ranger les pelles, les pioches et les pics qui l’étaient déjà, décidant de mettre fin au travail avant l’heure convenue. Il y avait peu à rapporter pour que ce chef médiocre, Fernand Duchêne, entre dans le camp des condamnés. Un nom sur la liste, et son sort serait joué.
    — Tu vas souffrir, lui lança tout à trac Delaforge.
    Duchêne sonda ce manchot au regard méchant, posté sur ses jambes, faisant face malgré son handicap et dont l’allure générale était celle d’un risque-tout. Qui osait lui parler ainsi ? L’autre ne fit aucun obstacle à se présenter, précisant son rôle et qui l’envoyait. Fernand Duchêne pâlit.
    — J’ai calculé, ajouta son accusateur : vous êtes douze et vous avez chômé trois heures, prises sur le pain du maçon. Ce qui ne fait pas moins de trente-six heures payées à rien foutre. Puisque vous gagnez un sou de l’heure, chaque jour, vous en volez trente-six. Près de deux livres. Tu devines combien ça fait au bout d’un mois ?
    Les chiffres n’étant