Un jour, je serai Roi

soin de récupérer chaque mois auprès des fournisseurs un quota personnel qu’il volait à ses deux employeurs. En six mois, il détourna ainsi deux mille livres. L’argent achetait tout et il savait quoi en faire. On le vit mieux vêtu, et il le fallait pour pénétrer dans l’univers policé de ses ennemis. Par le biais des clients de Pontgallet et surtout de Le Vau, architecte et conseiller du roi qui ne jurait plus que par ce négociateur talentueux, il put accéder aux salons des moralistes du Marais, accueillant ceux qui savaient mordre, piquer férocement et avaient de l’humour, ce à quoi Toussaint s’efforçait. Il y croisa l’illustre Scarron, époux de la jeune Françoise d’Aubigné. Ce poète satirique au corps tordu par la maladie attisait la curiosité des oisifs séduits par l’originalité des experts en bons mots, en vers adroitement tournés, en sonnets burlesques 5 . Dans ce joyeux désordre orchestré par un être aussi laid que Scarron, Delaforge ne choquait pas. Son allure étrange, son bras d’ébène, sa cicatrice et ses yeux gris excitaient les femmes et la jalousie des hommes.
    Ce n’était qu’un début… une patiente ascension. Il n’avait pas encore croisé la comtesse de Saint-Bastien. Au cours de l’automne 1659, il vécut en état de grâce , s’étourdit des perspectives nouvelles qui se présentaient. Calmés lui rendit peu visite puisque le maçon paraissait satisfait. Informé du rapprochement avec Le Vau, le prêtre jugea que ces faits participaient au progrès qu’il espérait. Le temps passait, l’espoir d’une saine transformation progressait. Rien d’imprévu, aucune alerte n’arrivait de Marolles. Toussaint respectait donc sa parole et semblait même avoir oublié la promesse de Calmés de rencontrer le confesseur du marquis de La Place afin de l’inquiéter. Mais s’il n’en parlait plus, Passe-Muraille avait toutefois préparé sa réponse. Il dirait qu’en effet il l’avait vu et que l’autre tremblait. Il s’en tiendrait là et, d’avance, ce nouveau mensonge par omission le rongeait. De sorte qu’il s’éloignait par lâcheté, en se répétant que tout allait bien. C’est pourquoi il ne fit aucun commentaire en apprenant, vers la fin d’octobre 1659, que Delaforge avait quitté la rue de la Mortellerie pour être hébergé chez Le Vau.
    En revanche, Pontgallet avait renâclé. Une rivalité était née entre Le Vau et lui. Ce grand cœur s’agaçait, mais se résignait. Que pouvait-il offrir à son employé ? À l’évidence, ce dernier ne serait jamais maçon, prouvant en revanche, chaque matin, ses qualités et son sens des affaires. Et n’avait-il pas poussé son ancien apprenti dans les bras de l’architecte ? L’annonce, faite vers le 15 octobre, soit un peu plus d’une année après son arrivée, provoqua en tout cas un petit séisme, rue de la Mortellerie : Toussaint s’en allait.
    Le dernier soir, Marguerite Pontgallet mit les petits plats dans les grands. On dressa la table en y ajoutant une nappe, Anne insista pour la décorer avec deux candélabres, brûlant ainsi quatre grandes chandelles pour le prix de dix-huit sols. Au moment de servir le cochon de lait, doré comme du bon pain, Toussaint ne se montrait pas. Il se trouvait encore dans la petite chambre située au grenier, à rassembler ses effets. On le vit enfin descendre, un gros sac suspendu à l’épaule, et un autre, bourré à craquer. Jean, le fils jaloux, se demanda comment il pouvait être aussi bien équipé, mais se garda d’intervenir dans cette scène qui mettait fin à son calvaire. Une heure, et dehors ! Au diable l’apprenti ! Qu’il aille se faire pendre chez Le Vau.
    En se présentant en bas de l’escalier, le manchot observa la scène. Tous debout, en rang d’oignons, Nicolas et Marguerite attendris, Anne attristée et le fils Jean, rongeant son frein. Bien que trouvant ce spectacle très niais, Delaforge sourit à son tour. Ce ne fut pas tout. Il posa le baluchon qu’il portait en bandoulière, l’ouvrit sans un mot et sortit un paquet ficelé dans un papier fin, parfumé à l’orange, qu’il offrit à son hôtesse en murmurant d’un ton faussement hésitant : « Merci pour votre gentillesse à tous, je ne l’oublierai jamais. » Anne applaudit sottement, son père bougonna qu’il ne fallait pas, et eux trois s’approchèrent pour découvrir d’adorables rubans de soie dont l’un, le vert amande, fut aussitôt noué au cou de