Un jour, je serai Roi
détrempées qui couvrent les statues, ces centaines de milliers de livres, se cachant en dessous. Le fils du marquis de La Place paye cher sa dette d’argent, l’esclavage du jeu, le renoncement à l’honneur et à son nom, car le labyrinthe n’en finit pas. Alourdis, moins mobiles, douze jours sont nécessaires pour rejoindre le petit port de Boccadasse. Mais on y est enfin, sans anicroches, sans avoir été une seule fois inquiétés. Bien sûr, à trop solliciter la chance, celle-ci se détourne : La Cardinala et le capitaine Spoza ne se montrent pas. Aucune voile à l’horizon. Et les hommes de Bernardini sont repartis fissa .
Bardali devient nerveux. Il regarde le ciel, décide qu’il est midi. En se servant de ses doigts, il compte jusqu’à six. À six heures, lui aussi sera parti. Le travail est fini, il retourne à Monte San Quirico pour prendre sa part du butin. À cinq heures, tout semble perdu et le Français panique quand trois voiles découpent l’azur à la pointe de Boccadasse. Merci, Seigneur. La Cardinala est de retour.
Spoza se tient à la proue, cherchant les rochers pointus qui menacent la coque. Il porte à la ceinture un dock-lock , le pistolet anglais, et le sabre court et recourbé du Maure. Une galère française rôde en mer, explique-t-il sur un ton bourru. Il faut charger et partir à la nuit.
Le transbordement n’est pas simple. On amarre une statue, on fixe le cordage à la bôme de la grand-voile qui pivote sur l’axe du mât et on hale, on tire pour passer au-dessus du bastingage. Dix fois, le bout cède. Les haubans gémissent, la bôme plie à se rompre. À la nuit, les pièces sont enfin à bord. Pas le temps de les sangler, on le fera en mer.
L’ancre est levée. Un coup de barre à tribord, le tourmentin se gonfle à contre, La Cardinala vire sur elle-même et file bientôt ses six nœuds. Toulon est tout droit. Quel jour est-on ? demande Antoine. Le 21 juin. Il sera à Paris début juillet.
*
Jour et nuit, un port comme celui de Toulon vit. On gueule, s’invective, on siffle les filles, on charge et décharge, et tout ce saint-frusquin est une aubaine pour ceux qui cherchent à se faire oublier. Le capitaine décide pourtant de rester à l’ancre à un demi-mille de la côte. Il veut être certain que les chariots qui prennent la suite seront là. Spoza embarque dans une prame avec deux hommes qui souquent ferme jusqu’à la côte. Ils reviennent au petit matin sans montrer plus d’émotion. Pourtant, tout va bien. On se glissera le long de ce quai-ci, isolé, où les tombereaux attendent. Tout est prévu. Il y a même un treuil pour faciliter le chargement.
À la nuit suivante, le fouet claque sur les flancs du cheval qui mène le convoi. La charge est lourde. Le retour se fera au pas. Quinze jours au moins. Antoine n’a pas dormi depuis des lustres. Épuisé, il s’effondre sur la banquette du chariot de tête. Spoza le salue du bout des dents et se carapate. Voigny s’en moque. Il a le passeport qui lui garantit de ne pas être ennuyé au passage des villes. Il sombre lourdement dans le sommeil.
Il faut un tintamarre du diable pour qu’il soulève les paupières. Et s’effraie. Le 27 juin, non loin de Lascours, au pied de la montagne du Garbalan, à dix lieues de Toulon, une poignée de gens d’armes oblige le convoi à se ranger.
Le passeport que brandit Antoine ne désarçonne par un gradé soutenant qu’il est faux. Le sang bleu de Voigny se glace dans ses veines. De quoi parle-t-on ? Il revoit le visage souriant de Toussaint, et les certitudes dont l’abreuvait son ami.
— Vous mentez ! jette-t-il au soldat qui a vu tellement de têtes de voleur que rien ne pourrait le troubler. Vous accusez le fils du marquis de La Place d’être un falsificateur ?
— Descendez, monsieur, lui répond-on simplement. Et mettez-vous en rang, à côté de vos charretiers.
Antoine se redresse, fixe le malotru et, malgré sa tenue négligée, sa barbe de deux mois, tente d’user des manières hautaines que lui a enseignées sa famille :
— Prenez garde ! Vous serez sévèrement blâmé…
— S’agit-il d’une menace ?
— Oui, rétorque l’impudent. Et vous n’avez encore rien vu…
Le gradé soupire et se tourne vers sa troupe :
— Attachez-moi l’agité et ôtez les bâches, qu’on voit ce qu’il transporte.
Et tandis que les soldats s’émerveillent à la vue d’une telle prise, le fils Voigny, découvre qu’il sera mené à pied,
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