Un jour, je serai Roi
connu les travers du monde pour les comprendre, que l’imperfection était le signe même de la vie, et que sa vocation consistait, pour le salut de l’âme, non à condamner, mais à entendre. Était-il donc vraiment tolérant ? La découverte d’un père Calmés apaisé, patelin, yeux clos, prêt à recueillir le pire d’un signe de la tête, constituait une agréable surprise et aidait l’impétrant à avouer ses entorses à la Loi du Seigneur. En sortant de l’épreuve, il se sentait soulagé, libéré d’un poids et presque sauvé.
L’indulgence constituait ainsi la seconde nature du jésuite, et combien il devenait bon d’être compris par cet homme rigoureux, froid en apparence et si clément de l’intérieur ! Sa rémission avait un autre sens que le plat discours du curé de paroisse. Mais ce portrait à la Janus cachait en réalité un sens inné du juste calcul. Calmés pardonnait, en effet, mais à l’aune des intérêts de son ministère. Tuer, disait-il, et seulement dans l’intimité de son prétoire, constituait, en théorie, une faute capitale. Mais quid , lorsqu’un chrétien versait le sang pour le progrès de la foi ? Lutter contre l’hérésie, une épée en main, ne s’apparentait-il pas à une cause digne ? Finesse, génie de l’argutie jésuitique !
Prolongeant l’analyse, il en venait au cas de ce duel dont s’accusait son visiteur du jour. En y réfléchissant, l’assaut, certes mortel, visait-il à se venger de l’infidélité de son épouse ou à châtier le galant qui avait converti une innocente au libertinage ? Jugeait-on les faits selon le sixième commandement – Tu ne tueras point – ou devait-on lui préférer le septième, aussi capital – Tu ne commettras pas d’adultère ? Dès lors, qui punir ? Le mari jaloux, la femme volage, l’amant occis ? La ruse de Calmés était d’apprécier au cas par cas, sans règle générale, et de peser ses avis. En laissant comprendre à ses ouailles que l’indulgence était possible, il obtenait en retour la soumission et l’obéissance, la loi au-dessus de toutes. Moyennant la promesse de ne jamais enfreindre les ordres du directeur de conscience, et au prix d’une pénitence, la faute était pour ainsi dire lavée, du moins celle de ceux qui servaient au mieux le camp du jésuite. Calmés n’œuvrait pas pour son bien, mais pour celui de sa cause, excusant parfois ce qui était contraire à ses convictions. Mais il était attaché à l’ordre fondé par Ignace de Loyola, respectueux des consignes qui lui étaient imposées par la Societas Jesu .
Les voies du Seigneur se veulent impénétrables, soupirait-il pour apaiser sa révolte, quand il réhabilitait un fautif au prétexte qu’il avait ses entrées à la Cour, qu’il y était apprécié, qu’il représentait ainsi l’un des maillons de la chaîne fortifiant chaque jour l’ascendant des jésuites sur le pouvoir temporel. Il n’empêche. En son for intérieur, il doutait de sa capacité à faire entrer au paradis ceux à qui il accordait à foison le pardon et, à force d’écouter le pitoyable lamento des humains, s’endurcissait. Sa sévérité à l’égard des pensionnaires du collège de Montcler venait sans doute du rapport complexe et douloureux qu’il entretenait avec l’insondable noirceur des êtres. En secret, Calmés s’était convaincu qu’il ne pouvait les réformer et son avis sur le genre humain était aussi tranché que celui d’un janséniste : beaucoup d’appelés et peu d’élus.
Au cours des dix dernières années, il avait toutefois tenu avec ferveur, la foi chevillée au corps, son rôle de préfet de discipline. Le bilan se révélait consternant. Combien d’élèves l’avaient-ils convaincu de l’efficacité de sa mission ? Combien méritaient-ils son attention ? Combien seraient-ils élus ? À peine se souvenait-il d’avoir redressé un ou deux travers, tancé quelques dissipations, sensibilisé ici et là les moins médiocres aux bienfaits de la constance, de la discipline et de l’effort. Pour l’essentiel, il ne retenait qu’une masse confuse d’enfants bruyants, négligents, condamnés aux bassesses du monde. Combien avait-il croisé de cas remarquables qui donnaient un sens à sa mission terrestre ? Il y pensait en observant Delaforge alors que les rangs se rompaient et que le gros de la troupe se dispersait, renouant avec ses habitudes brutales. On se bousculait, on se collait aux grilles tels des
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