Un long chemin vers la liberte
le juge Rumpff était un homme capable et mieux informé que la moyenne des Sud-Africains blancs, on le soupçonnait d ’ appartenir au Broederbond, une organisation secrète afrikaner qui avait pour but de renforcer le pouvoir en place. Le juge Ludorf était un membre connu du Parti national, ainsi que le juge Kennedy. Kennedy avait une réputation de bourreau car il avait envoyé un groupe de vingt-trois Africains à la potence pour le meurtre de deux policiers blancs.
Juste avant la reprise du procès, le ministère public nous joua un autre tour désagréable. On annonça que l ’ affaire était renvoyée devant le tribunal de Pretoria, à cinquante-cinq kilomètres de Johannesburg. Le procès se tiendrait dans une ancienne synagogue transformée en cour de justice. Tous les accusés ainsi que leurs défenseurs habitaient à Johannesburg et devaient donc faire le voyage chaque jour. Le procès allait désormais nous prendre beaucoup plus de temps et d ’ argent – et nous en avions peu. Ceux qui avaient réussi à conserver leur travail n ’ avaient pu le faire que parce que le tribunal se trouvait à côté. Le changement de lieu avait aussi pour but de nous démoraliser en nous séparant de nos partisans naturels. Pretoria était le fief du Parti national et l ’ ANC y était à peine présent.
Les quatre-vingt-douze accusés allaient presque tous à Pretoria dans un vieil autocar inconfortable, avec des sièges faits de lattes de bois. Il partait chaque matin à six heures et mettait deux heures pour arriver à l ’ ancienne synagogue. L ’ aller et retour nous prenait près de cinq heures, un temps qu ’ on aurait mieux utilisé à gagner de l ’ argent pour payer le loyer, la nourriture et les vêtements des enfants.
Une nouvelle fois, nous avions le privilège de bénéficier d ’ une équipe de défenseurs brillants et agressifs, remarquablement dirigée par l ’ avocat Israel Maisels et composée de Bram Fischer, Rex Welsh, Vernon Berrangé, Sydney Kentridge, Tony O ’ Dowd et G. Nicholas. Le jour de l ’ ouverture du procès, ils montrèrent leur combativité dans une manœuvre juridique risquée, décidée avec un certain nombre d ’ entre nous. Issy Maisels se leva de façon théâtrale et dit qu ’ il récusait les juges Ludorf et Rumpff en s ’ appuyant sur le fait que tous deux avaient des conflits d ’ intérêt qui les empêchaient d ’ être les arbitres impartiaux de notre procès. Un murmure parcourut le tribunal. La défense soutenait que le juge Rumpff, en tant que juge de la Campagne de défi de 1952, s ’ était déjà prononcé sur certains aspects de l ’ actuel acte d ’ accusation et qu ’ en conséquence il n ’ était pas dans l ’ intérêt de la justice qu ’ il juge cette affaire. Nous affirmions d ’ autre part que Ludorf ne pouvait être impartial car il avait représenté le ministère public en 1954, en tant qu ’ avocat de la police, quand Harold Wolpe avait tenté d ’ obtenir une décision du tribunal lui permettant de chasser la police lors d ’ un meeting du Congrès du peuple.
C ’ était une stratégie dangereuse parce que nous pouvions facilement remporter cette bataille juridique mais perdre la guerre du procès. Nous considérions Ludorf et Rumpff comme de chauds partisans du Parti national mais des juges bien pires qu ’ eux pouvaient les remplacer. En fait, si nous souhaitions nous débarrasser de Ludorf, nous espérions secrètement que Rumpff, que nous respections en tant qu ’ intermédiaire honnête, déciderait de ne pas se récuser. Rumpff respectait toujours la loi, quelles que soient ses opinions politiques, et nous étions convaincus qu ’ au regard de la loi nous étions innocents.
Ce lundi-là, tout le monde retenait son souffle quand les trois juges en robe rouge entrèrent solennellement dans le prétoire. Le juge Ludorf annonça qu ’ il se retirait, ajoutant qu ’ il avait totalement oublié l ’ autre affaire.
Mais Rumpff refusa de se récuser et assura que son jugement dans le procès de la Campagne de défi n ’ aurait aucune influence sur celui-ci. Le juge Bekker, un homme que nous avons aimé dès le début et qui n ’ avait aucun lien avec le Parti national, a été nommé en remplacement de Ludorf. La décision de Rumpff nous convenait.
Après le succès de cette première manœuvre, nous en avons tenté une seconde, presque aussi risquée. Nous nous sommes lancés dans un long débat détaillé
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