Un long chemin vers la liberte
jamais eu de problème à rester éveillé mais, une nuit, je me suis retrouvé dans une situation morale embarrassante que j ’ ai gardée en mémoire. Nous n ’ avions pas de toilettes au dortoir, et il y en avait à l ’ extérieur, à une trentaine de mètres. Quand il pleuvait et que quelqu ’ un se réveillait au milieu de la nuit, personne ne voulait marcher dans l ’ herbe humide et dans la boue. A la place, les élèves sortaient sur la véranda et urinaient dans les buissons. Mais, cette pratique était strictement interdite par les règlements et le préfet avait pour tâche de prendre le nom des élèves qui ne les respectaient pas. Une nuit, j ’ étais de service alors qu ’ il pleuvait, et j ’ ai surpris des élèves – peut-être une quinzaine – qui se soulageaient depuis la véranda. Au petit matin, j ’ ai vu un type sortir, regarder à droite et à gauche, et s ’ installer au bout de la véranda pour uriner. Je me suis avancé et je lui ai annoncé qu ’ il s ’ était fait prendre, alors il s ’ est retourné et je me suis rendu compte que c ’ était un préfet. En droit et en philosophie, on pose la question : « Quis custodiet ipsos custodes ? » (Qui gardera les gardiens ?) Si le préfet ne respecte pas le règlement, comment peut-on espérer que les élèves le fassent ? En effet, le préfet était au-dessus de la loi parce qu ’ il était la loi et un préfet n ’ était pas censé en dénoncer un autre. Mais je ne trouvai pas juste de ne pas signaler le préfet si je signalais les quinze élèves, aussi je déchirai purement et simplement ma liste et ne dénonçai personne.
Au cours de ma dernière année à Healdtown, il se passa un événement qui me fit l ’ effet d ’ une comète traversant le ciel. Vers la fin de l ’ année, on nous informa que le grand poète xhosa, Krune Mqhayi, allait rendre visite à notre lycée. Mqhayi était vraiment un imbongi, un chanteur célèbre, une sorte d ’ historien qui raconte les événements et l ’ histoire sous forme poétique, ce qui a une signification particulière pour son peuple.
Les autorités de l’école décidèrent qu’il n’y aurait pas classe le jour de la visite. Le matin, toute l’école, y compris les membres du personnel, noirs et blancs, se réunirent dans le réfectoire où se tenaient les assemblées. Il y avait une scène à une extrémité et une porte qui conduisait chez le Dr. Wellington. En elle-même, elle n’avait rien de spécial mais nous la considérions comme « la porte du Dr. Wellington » car, en dehors de lui, personne ne la franchissait jamais.
Soudain, elle s ’ ouvrit et ce n ’ est pas le Dr. Wellington qui en sortit mais un homme noir vêtu d ’ un kaross {3} en peau de léopard et d ’ un chapeau assorti, avec une lance dans chaque main. Le Dr. Wellington le suivit quelques instants plus tard, mais la vue d ’ un Noir en costume tribal franchissant cette porte fut électrisant. Il est difficile d ’ expliquer l ’ impact que cela eut sur nous. Comme si l ’ univers s ’ était renversé. Quand Mqhayi s ’ assit sur l ’ estrade à côté du Dr. Wellington, nous eûmes du mal à contenir notre émotion.
Mais quand Mqhayi se leva pour parler, j’avoue que je fus déçu. Je m’étais fait une image de lui, et dans mon imagination de jeune homme je m’attendais à ce qu’un héros xhosa comme Mqhayi soit grand, féroce et qu’il ait l’air intelligent. Or il n’avait rien de remarquable et, à part sa tenue, semblait tout à fait ordinaire. Quand il parlait xhosa, il le faisait lentement et en hésitant, s’arrêtait souvent pour chercher le mot juste et, quand il le trouvait, l’écorchait.
A un moment, pour souligner son propos, il leva sa sagaie et toucha accidentellement le fil du rideau. Il y eut un bruit sec et le rideau se balança. Le poète regarda la pointe de sa lance et le fil du rideau puis, plongé dans ses pensées, il marcha de long en large sur la scène. Au bout d’une minute, il s’arrêta, se tourna vers nous puis, ayant retrouvé une nouvelle énergie, il s’écria que cet incident – la sagaie touchant le fil – symbolisait le conflit entre la culture africaine et la culture européenne. Sa voix s’éleva et il ajouta : « La sagaie représente ce qui est glorieux et vrai dans l’histoire africaine, c’est le symbole de l’Africain comme guerrier et de l’Africain comme artiste. Le fil de
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