Un long chemin vers la liberte
personne sur les routes, on peut donc être seul avec ses pensées. J ’ aime voir l ’ aube se lever, le passage entre la nuit et le jour est toujours majestueux. En outre, c ’ était une heure commode parce que en général on ne voyait pas de policiers.
La province de l ’ Etat libre d ’ Orange a toujours eu un effet magique sur moi, même si certains des éléments les plus racistes de la population blanche disent qu ’ ils y sont chez eux. Avec ses paysages poussiéreux et plats aussi loin que l ’ œil peut voir, l ’ immense ciel bleu, les étendues infinies de champs de maïs jaunes, de buissons et d ’ arbustes, l ’ Etat libre me rend heureux quelle que soit mon humeur. Quand j ’ y suis, j ’ ai l ’ impression que rien ne peut m ’ enfermer, que mes pensées peuvent errer aussi loin que l ’ horizon.
Le paysage gardait l ’ empreinte du général Charles R. De Wet, le commandant boer de talent qui réussit à vaincre les Britanniques dans des quantités d ’ engagements au cours des derniers mois de la guerre des Boers ; intrépide, fier et clairvoyant, ç ’ aurait été un de mes héros s ’ il avait combattu pour les droits de tous les Sud-Africains et pas seulement pour ceux des Afrikaners. Il manifestait le courage et l ’ ingéniosité des opprimés et le pouvoir d ’ une armée moins bien équipée mais patriotique contre une machine de guerre éprouvée. Tout en conduisant, j ’ imaginais les cachettes de l ’ armée du général De Wet et je me demandais si elles abriteraient bientôt des rebelles africains.
Aller en voiture jusqu ’ à Villiers m ’ avait redonné du courage et, le matin du 3 septembre, j ’ éprouvais une fausse sensation de sécurité en entrant dans le petit tribunal. J ’ ai découvert un groupe de policiers qui m ’ attendaient. Sans un mot, ils m ’ ont remis un ordre qui, en application de la loi sur l ’ interdiction du communisme, exigeait que je démissionne de l ’ ANC, limitait mes déplacements au district de Johannesburg et m ’ interdisait d ’ assister à tout meeting ou rassemblement pendant deux ans. Je savais que de telles mesures ne tarderaient pas mais je ne m ’ attendais pas à recevoir mon interdiction dans la petite ville de Villiers.
J ’ avais trente-cinq ans, et ces nouvelles interdictions très sévères mettaient fin à près de dix ans d ’ engagement dans l ’ ANC, des années qui avaient correspondu à mon éveil et à ma formation politiques, et mon implication toujours plus forte dans la lutte était devenue ma vie. Par conséquent, toutes mes actions, tous mes projets au nom de l ’ ANC et de la lutte de libération deviendraient secrets et illégaux. Une fois informé, je devais immédiatement rentrer à Johannesburg.
L ’ interdiction me faisait passer du centre de la lutte à la périphérie, d ’ un rôle essentiel à un rôle secondaire. Tout en étant souvent consulté et capable d ’ influencer la direction des événements, j ’ intervenais de loin et seulement quand on me demandait expressément mon avis. Je n ’ avais plus l ’ impression d ’ être un organe vital – le cœur, les poumons ou la colonne vertébrale – mais un membre coupé. Même les combattants de la liberté, au moins à l ’ époque, devaient obéir aux lois, et me retrouver en prison pour avoir violé mon interdiction aurait été tout à fait inutile pour l ’ ANC et pour moi-même. Nous n ’ en étions pas encore à être officiellement des révolutionnaires combattant ouvertement le système quel que soit le prix à payer. Nous avons pensé qu ’ il valait mieux nous organiser de façon clandestine qu ’ aller en prison. Comme j ’ étais obligé de démissionner de l ’ ANC, on a dû me remplacer, et quoi que j ’ aie pu souhaiter, je n ’ avais plus mon autorité d ’ autrefois. Sur le chemin du retour vers Johannesburg, le paysage de l ’ Etat libre n ’ avait plus du tout sur moi le même effet exaltant.
19
Quand j ’ ai reçu mon ordre d ’ interdiction, la conférence de l ’ ANC du Transvaal devait se tenir le mois suivant et j ’ avais déjà rédigé mon discours en tant que président. Andrew Kunene, membre de la direction, l ’ a lu à la conférence. Dans ce discours, qui par la suite a été connu sous le titre de « Le chemin vers la liberté n ’ est pas aisé », une phrase tirée de Jawaharlal Nehru {9} je disais que maintenant les masses devaient se préparer
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