Un long dimanche de fiancailles
regarde Mathilde avec ses bons
yeux de second père. Il dit : “C'est Bernay près de Rozay-en-Brie, en Seine-et-Marne.
”
Mathilde
laisse le reste de son sandwich, elle boit en trois coups son vin.
Elle dit : “Je sais que je t'embête, on est à
peine rentré. Mais il faut que j'aille là-bas."
Il
soupire à peine, il hausse une épaule, il répond :
« C'est pas moi que ça dérange. Didi va pas
être contente. »
Mathilde,
penchée vers lui dans son fauteuil, insidieuse, murmure avec
ardeur : « Met-z-y lui un bon coup cette nuit. Que je
l'entende crier d'ici. Après, elle t'adore, on en fait ce
qu'on veut. »
Il
rit, plié au bord du lit, le front à toucher presque
ses genoux, à la fois honteux et fier. Personne, à
l'heure où Mathilde écrit ces lignes, ne peut imaginer
comme elle aimait Sylvain.
Le
lendemain, ils vont là-bas.
Bernay,
sous un soleil de feu, n'est pas plus loin de Rozay-en-Brie que
Mathilde de sa destinée. Elle a mal au dos. Elle a mal
partout. Sylvain s'arrête devant l'école. Il ramène
à la Delage un petit homme aux cheveux en bataille, un livre
ouvert à la main, l'instituteur qui habite là, monsieur
Ponsot comme il le dit,
Le
livre, Mathilde le voit, c'est Les Aventures d ' Arthur
Gordon Pym d'Edgar Poe. Elle est capable de reconnaître ce
livre dans les mains de n'importe qui, à dix pas, étant
entendu que celui qui vient, parce qu'il profite de son dimanche pour
le lire, ne peut en aucun cas être n'importe qui. J'ai gravé
cela dans la montagne, ma vengeance est écrite dans la
poussière du rocher. C'est l'épitaphe qu'on peut
trouver pour Tina Lombardi, près d'un siècle avant
elle, traduite par Baudelaire, dans les pages d'un fou.
Mathilde
demande à l'instituteur s'il a dans sa classe un garçon
de huit ans, neuf ans, qu'on appelle Baptistin. Monsieur Ponsot
répond : “Vous voulez parler de Titou Notre-Dame ? Bien sûr que je l'ai avec moi. C'est un très bon élève,
et même le meilleur que j'aie jamais eu. Il vous torche de ces
rédactions qui sont étonnantes pour son âge, et
une, juste avant Noël, sur les vipères, m'a fait
comprendre qu'un jour, il sera un savant ou un artiste, tout explose
dans son cœur. ”
Mathilde
dit qu'elle veut seulement savoir où il habite. L'instituteur
répond, le bras tendu, que c'est par là. Il dit : “Vous arrivez à Vilbert, vous tournez à gauche
sur la route de Chaumes et cent mètres après, ou deux
cents mètres, vous prenez le chemin de terre, toujours à
gauche, qui descend le long de la rivière. Vous passez la
ferme des Mesnil et la Petite Fortelle, vous continuez, vous
continuez, vous ne pouvez pas vous tromper, vous arriverez, au fond
de la vallée, à une ferme au milieu des champs qu'on
appelle ici le Bout du Monde, c'est là où habite Titou
Notre-Dame. ”
Le
chemin de terre, entre le rideau d'arbres qui cache la rivière
et l'épaisse forêt qui le flanque, est ombreux et frais,
le choc de lumière est d'autant plus brutal quand l'auto
débouche au Bout du Monde, sur d'immenses étendues de
tournesols jaunes, à perte de vue, si hauts qu'on ne voit, des
bâtiments de la ferme au milieu, que les toits de tuiles ocre.
Mathilde
demande à Sylvain de s'arrêter. Quand il coupe le
moteur, on n'entend plus que le murmure de la rivière et, très
loin, les oiseaux de la forêt. Nulle part de clôture.
Tout autour, au flanc des pentes qui cernent la vallée, les
champs ne sont délimités que par leurs couleurs,
verdoyantes encore ou dorées. Sylvain déplie la
trottinette. Il trouve l'endroit très beau, mais il ne sait
pourquoi, quelque peu oppressant. En vérité, elle lui a
dit de la laisser là, assise dans son fauteuil, sous son
ombrelle, près du tronc d'un chêne allongé au
bord du chemin, de s'éloigner avec la Delage pendant deux
heures, et il se fait du souci. Il dit : « Ce n'est
pas raisonnable, on ne sait jamais ce qui peut arriver. Laissez-moi
au moins te conduire jusqu'à la maison. » Elle dit
non, il lui faut être seule et attendre que celui qu'elle veut
voir vienne à elle.
« Et
s'il ne vient pas ? »
« Il
viendra », dit Mathilde . » Peut-être
pas tout de suite, il me craint plus que je ne le crains. Il va
m'observer de loin pendant un moment et puis il viendra. C'est
pourquoi retourne au village, bois tranquillement ta bière. »
L'auto
s'en va. Mathilde, devant les tournesols à l'infini, a un
sentiment étrange de déjà vu, mais ce devait
être,
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