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Un long dimanche de fiancailles

Un long dimanche de fiancailles

Titel: Un long dimanche de fiancailles Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Sébastien Japrisot
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pouvaient dire une chose
ou pas. C'était un moment étrange, à la fois
très paisible et très triste. Je ne sais pas bien vous
l'expliquer, mais je les voyais s'appliquer comme des écoliers
en suçant leur crayon, on entendait à peine le murmure
de Droit-Commun, Bleuet vous disait son amour entre deux bouchées
de sa tartine, j'avais l'impression d'être englué dans
autre chose que ma vie et la guerre, un ailleurs où rien
n'existait vraiment, d'où je ne sortirais plus. Finalement, si
l'on passe sur l'orthographe , je n'ai rien
trouvé à reprendre de ce qu'ils avaient écrit.
    Aucun
ne tenait à aggraver le chagrin des siens. J'ai plié
les feuilles en quatre, je les ai rangées dans une poche de ma
veste. J'ai promis de les mettre sous enveloppe et de les envoyer à
leurs destinataires, dès que j'aurais rejoint mon régiment.
Six-Sous m'a dit :
    “Je
voudrais te croire, sergent Espérance, mais tu ne peux pas
parler au nom de tes chefs. Ils t'obligeront à brûler
nos lettres. S'ils nous ont baladés ainsi, depuis trois jours,
c'est pour nous tuer dans le noir."
    Voilà.
Ce qui me reste à vous raconter, mademoiselle, est le plus
pénible. Depuis de longues minutes vous gardez les yeux
baissés, vous m'écoutez sans m'interrompre. Peut-être
voulez-vous maintenant que je vous épargne la suite, que je
vous dise ce qui s'est passé, ou du moins ce que j'en ai vu,
en une seule phrase, en quelques mots, pour vous faire mal très
vite mais après plus jamais ?
    Mathilde,
obstinément, contemple de petites fleurs jaunes dans du
gravier. Elle répond à Esperanza, sans élever la
voix, de refermer sa pourriture de braguette. Après, elle lui
dit qu'elle n'est pas sourde, qu'elle a déjà compris ce
qui s'est passé : on a jeté,
de nuit, cinq soldats aux bras attachés dans cette étendue
entre les deux tranchées ennemies que les Anglais appellent
“No man's land” et les Français “La terre de
personne". Ce qu'elle veut savoir, justement, c'est comment cela
s'est passé. Le mal qu'on lui fait la regarde. Elle ne pleure
pas. Alors, qu'il continue. Et comme il se tait toujours, elle
l'encourage d'un mouvement sec de la main, sans lever les yeux.
    La
nuit était là depuis longtemps, poursuit Esperanza de
sa voix usée. On entendait le roulement d'une canonnade, mais
très loin au nord. J'ai parlé avec l'Eskimo. C'était
un homme qui ne méritait pas sa malchance. Il m'a demandé
ce qu'on allait leur faire. Il se doutait bien, maintenant, qu'on
préparait autre chose qu'une exécution. Je ne pouvais
pas lui répondre. Il n'a pas insisté. Il a réfléchi
et m'a dit :
    “Si
c'est ce que je crois, c'est dégueulasse. Surtout pour le
gamin et le Marseillais. Il vaudrait mieux pour eux en finir tout de
suite."
    À
ce moment, le capitaine Parle-Mal est revenu. Il avait fixé à
neuf heures la conduite des prisonniers à Bingo Crépuscule.
En les attendant, les hommes de la tranchée devaient, à
la cisaille, pratiquer une trouée dans leurs propres barbelés.
On a fait sortir un à un les malheureux de la cagna, où
l'on était trop à l'étroit pour les lier de
nouveau. Cela s'est passé dehors, avec le minimum de paroles,
dans la lumière rabattue au sol de quelques lampes.
    Le
ciel était bouché, la nuit noire mais guère plus
froide que le jour. J ' en étais, autant qu'on pouvait
l'être, content pour eux. C'est alors seulement, dans ces
faisceaux lumineux qui rendaient plus irréel encore ce que
nous vivions, plus brutal aussi car les figures étaient la
proie d'ombres turbulentes, que le capitaine leur a dit ce qu'on
avait décidé en haut lieu pour remplacer la fusillade.
Seuls deux ont réagi : Six-Sous pour cracher sur les
généraux, Droit Commun pour crier à son secours,
et si fort qu'on a dû le faire taire. Bleuet n'a pas compris ce
qu'on lui signifiait, j'en suis sûr. La sérénité
de somnambule qu'il affichait depuis le milieu de l'après-midi
n'était en rien altérée. Tout au plus a-t-il été
surpris par les cris de son compagnon et l'empoignade qui a suivi.
    Quant
à l'Eskimo et Cet Homme, j'en suis sûr aussi, ils ont
pris la chose comme je l'aurais prise à leur place : on
leur accordait, si menacé fût-il, un sursis que le
peloton ne leur aurait pas laissé.
    Le
capitaine a sermonné vertement le Marseillais, lui disant :
“Faut-il qu'on te bâillonne ? Tu ne comprends donc
pas, connard, que votre seule chance d'être encore en vie
demain matin, c'est de la boucler ? ” Et

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