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Un long dimanche de fiancailles

Un long dimanche de fiancailles

Titel: Un long dimanche de fiancailles Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Sébastien Japrisot
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Après, comme d'autres
fusées partaient, un fusil-mitrailleur a balayé la
terre de personne. Elle était illuminée comme un sol
lunaire et sans espoir. Trois troncs d'arbres déchiquetés
et les briques effondrées de je ne sais quoi étaient
tout ce qui émergeait de ce désert blanc.
    Le
lieutenant Estrangin, près de moi, quand le fusil-mitrailleur
s'est tu, que la nuit est retombée, a dit merde, que c'était
pas Dieu possible. Le capitaine lui a dit de la fermer. On a attendu.
Il n'y avait plus un mouvement chez les Boches, plus un mouvement sur
le terrain. Tout semblait encore plus noir qu'avant. Les hommes de la
tranchée se taisaient. En face, ils se taisaient aussi. Ils
écoutaient. Nous écoutions. Le lieutenant a répété
merde. Le capitaine lui a répété de la fermer.
    Après
un bon quart d'heure où il ne se passait rien, j'ai pensé
qu'il était temps de rejoindre mes territoriaux. J ' ai
demandé au lieutenant de signer ma liste des condamnés,
comme l'adjudant des dragons l'avait fait avec moi. Le capitaine est
intervenu pour dire que les officiers, en aucun cas, ne devaient
signer de papier touchant à cette affaire. Tout au plus, si
cela me faisait plaisir et s'ils l'acceptaient, je pouvais avoir
l'autographe des caporaux qui avaient mené l'escorte. Pour
quoi en faire, il se le demandait, mais c'était ma vie privée,
lui il se torchait avec du papier de soie. Voyant la tête que
je faisais, il m'a tapé sur l'épaule, il a dit : “Allons, je plaisante. Vous êtes un brave homme, sergent.
Je m'en vais vous accompagner jusqu'à l'Opéra, parce
que je n'ai pas dormi depuis longtemps et que je veux être
gaillard tout à l'heure. J'espère que vous me ferez,
avant de nous quitter, l'amitié de boire avec moi d'un
excellent cognac. »
    Gordes
et Chardolot ont signé ma liste et nous sommes partis. Le
capitaine m'a ramené dans sa cagna. Débarrassé
de sa fourrure et de son passe-montagne, il m'est apparu plus jeune
que je n'avais cru, peut-être trente-deux ans, mais les traits tirés, les yeux bordés de fatigue.
Nous avons bu deux ou trois coups, assis de chaque côté
de sa table. Il m'a raconté qu'il était prof
d'histoire, dans le civil, et qu'il n'aimait pas plus que ça
d'être officier ; qu'il aurait
voulu connaître le monde, les îles au soleil, qu'il ne
s'était pas marié parce que c'était une
connasse, mais ça n'empêche pas les sentiments, des
choses de ce genre. À un moment, le
téléphoniste est venu l'avertir que son commandant
était au bout du fil pour savoir comment les choses s'étaient
passées. Il a répondu  : "Dis à ce monsieur que tu ne m'as pas trouvé, il
se bilera toute la nuit"
    Après
il m'a parlé de son enfance, à Meudon, je crois, et de
timbres-poste. J'étais fatigué, moi aussi, je
n'écoutais plus très bien. J'avais à nouveau,
dans cet cagna, l'impression terrible d'être hors du temps,
hors de ma vie. J'ai fait un effort pour me ressaisir. Il me disait,
de l'autre côté de la table, avec des yeux ronds et
humides, qu'il avait honte de trahir le gamin qu'il était
jadis. Ce qu'il regrettait le plus était les longues heures où
il restait penché sur son album de timbres, fasciné par
le visage de la jeune reine Victoria sur les vignettes de la Barbade,
de la Nouvelle-Zélande ou de la Jamaïque. Il a fermé
les paupières, il s'est tu un instant. Puis il a murmuré : “Victoria Anna Penoe. C'est ça." Il a posé
son front sur la table et il s'est endormi.
    J' ai
marché dans la boue et dans la nuit, me perdant parfois,
demandant mon chemin aux bonhommes de corvée dans les boyaux.
J 'a i retrouvé Boffi
et les autres à l'endroit convenu. On a réveillé
ceux qui dormaient. Évidemment, ils voulaient savoir ce qui
s'était passé après leur départ. J'ai dit
qu'il valait mieux pour nous tous oublier ce jour, ne jamais plus en
parler.
    Nous
avons marché encore et encore, par Cléry et Flaucourt,
jusqu'à Belloy-en-Santerre. L'alcool que j'avais bu m'était
sorti de la tête. J ' avais froid. Je pensais aux cinq
condamnés couchés dans la neige. Au dernier moment, on
leur avait trouvé des morceaux d'étoffe ou de sac de
jute pour se couvrir les oreilles, et à l'un d'eux, je ne
savais déjà plus lequel, qui n'avait pas de gant à
sa main valide, Célestin Poux, la terreur des armées,
avait donné un des siens.
    Nous
sommes arrivés à notre cantonnement vers cinq heures du
matin. J ' ai dormi. À neuf
heures, je me suis présenté à mon

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