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Un long dimanche de fiancailles

Un long dimanche de fiancailles

Titel: Un long dimanche de fiancailles Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Sébastien Japrisot
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assassinés."
    Il
est resté un long moment les yeux clos, happant l'air par
grandes goulées. Il n'avalait que la fumée du train
dont les blessés qui le pouvaient encore, anglais, français
ou américains, se disputaient les portières. J'ai
insisté : “Tu es certain que tous les cinq sont
morts  ? ” Il m'a regardé
avec amusement et mépris  : “Tu
tiens encore pour eux, prévôt ? Lequel voudrais-tu tant qu'il s'en soit sorti ? ”
J 'a i répondu : “ N'importe. Ne m'appelle pas prévôt. ”
    Il
a fermé à nouveau les yeux. J ' ai
senti qu°il avait trop à raconter, qu'il ne le pouvait
pas. Je ne vous dirai que la vérité, mademoiselle, même
si vous la trouvez décevante. Mentir pour encourager vos
espoirs serait une ignominie. Les dernières paroles que j'ai
entendues de Chardolot, la tête tournée vers moi, aux
lèvres un sourire loin de tout, alors qu'on appelait mon nom
pour que je monte dans le train et que des brancardiers me
tarabustaient pour que je laisse leur blessé en paix, sont celles-ci : “je miserais bien
deux louis avec toi sur le Bleuet, si je les avais. Il a bâti,
d'une seule main, un bonhomme de neige au milieu du bled. Mais les
filles m'ont tout piqué. ”
    Plus
tard, pendant qu'on roulait loin des combats, j'ai cherché
Chardolot sur mes béquilles à travers les wagons, en
bousculant le monde, en tombant dix fois. Je ne l'ai jamais revu.
Peut-être n'était-il pas dans le même convoi.
Peut-être a-t-il expiré avant qu'on l'embarque. La mort
est si grimacière. Moi qui vous parle, j'ai été
démobilisé en octobre, un mois avant l'armistice.
J'avais échappé à tout. Je pourrais jouir de ma
chance et d'une honnête pension, mais non, ce n'est pas de la
guerre que jemeurs  : à Angers, dans l'hôpital ou je terminais ma
convalescence, j'ai chopé la maladie des civils, cette
saloperie de grippe espagnole. On m'a dit que j'étais guéri , que les séquelles ne seraient pas graves. Et je ne sais
pas si je me réveillerai demain matin.

La Veuve blanche

Dans
l'auto, de retour vers Cap-Breton, Mathilde voit bien que Sylvain
s'inquiète pour elle, qu'il voudrait qu'elle épanche sa
peine. Elle n'a pas envie de parler, pas envie de larmoyer, elle a
envie de se retrouver seule dans sa chambre. Heureusement, le bruit
du moteur ne facilite pas la conversation.
    Quand
elle est seule dans sa chambre, devant sa table, entourée par
les photographies de son fiancé, elle ouvre le petit paquet de
Daniel Esperanza.
    La
première chose qu'elle regarde, c'est aussi une photo, format
carte postale, couleur sépia comme on en fait, qui a été
prise dans une tranchée semblable à des dizaines
qu'elle a vues dans Le Miroir ou L'Illustration. Il y a sept hommes
en tout sur l'image : cinq assis, la tête nue et les bras
dans le dos, un debout sous son casque, l'air plutôt fier de
lui, et un dernier en profil perdu, à l'avant-plan, qui fume
sa pipe.
    Elle
voit Manech tout de suite. Il est un peu à l'écart, sur
la gauche, il regarde dans le vague. Il sourit, mais d'un sourire
qu'elle ne lui connaît pas. Les traits, l'allure du corps, même
s'il est amaigri, elle les reconnaît. Il est sale. Ils sont
tous sales, les vêtements informes et couverts de terre, mais
ce qui est le plus étrange, ce sont leurs yeux brillants.
    Au-dessus
de chaque tête, d'une encre devenue grise, est inscrit un
chiffre qui correspond, au dos de la carte, à un nom, sauf que
l'homme à la pipe n'a droit qu'à un point
d'interrogation entre deux parenthèses d'une courbe appliquée.
Celui qui pose à côté des condamnés, un
brassard à la manche, est le caporal Boffi.
    En
second lieu, Mathilde déplie un papier bordé d'usure.
C'est la fameuse liste dactylographiée que Daniel Esperanza
dit avoir reçue de son commandant :

    KLEBER
BOUQUET, menuisier, Paris, classe 1900.
    FRANCIS
GAIGNARD, soudeur, Seine, 1905.
    BENOIT
NOTRE-DAME, cultivateur, Dordogne, 1906.
    ANGE
BASSIGNANO, Bouches-du-Rhône, 1910.
    JEAN
ETCHEVERY, marin-pêcheur, Landes, 1917.

    Au
bas de cette feuille sans en-tête ni tampon d'aucune sorte, on
peut lire, en lettres bien rondes :
    Samedi
6 janvier 17, 22 heures 30, Urbain Chardolot, caporal.
    Et
plus à droite, d'une écriture primaire, une autre
signature :
    Benjamin Gordes, caporal.
    Mathilde
reprend la photo et n'a aucune peine à identifier l'Eskimo,
Six-Sous, Cet Homme et Droit Commun. Ils sont comme elle les
imaginait quand Esperanza lui parlait d'eux, à cela près
qu'ils

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