Un long dimanche de fiancailles
commandant
pour lui faire mon rapport. Il était en train, avec ses
ordonnances, d'emballer ses dossiers dans des caisses. Il m'a dit : “ Vous avez fait ce qui vous était demandé ? Parfait. Je vous verrai plus tard." Comme j'insistais pour lui
remettre ma liste signée par Gordes et Chardolot, il m'a dit
lui aussi ce que je pouvais en faire, et pourtant je ne l'avais
jamais connu grossier. Il m'a expliqué qu'on déménageaitdans les deux jours, que les Britanniques remplaçaient
les nôtres sur une partie du front et qu'on se décalait
vers le Sud. Il a répété : "je vous verrai plus tard. ”
Dans
ma compagnie, on préparait aussi les bardas personne ne savait
où l'on allait, mais il courait le bruit, aux popotes, que
quelque chose de jamais vu se préparait plus bas, dans l'Oise
ou dans l'Aisne, et que même les grands-pères seraient
bons pour le casse-pipe.
À
sept heures du soir, alors que j'avais la bouche pleine, le
commandant m'a fait demander. Il m'a dit, dans son bureau déjà
pratiquement déserté, éclairé par une
seule lampe : “je ne pouvais pas vous parler devant des
tiers, ce matin, c'est pour cela que j'ai coupé court.”
Il m'a montré une chaise pour m'asseoir. Il m'a offert une
cigarette que j'ai prise et m'a donné du feu. Ensuite, il m'a
dit , comme moi la veille à mes
hommes : "Oubliez cette affaire,
Esperanza. Oubliez jusqu'au nom de Bingo Crépuscule." Il
a pris un des papiers qui étaient encore sur sa table et m'a
informé que j'étais muté dans un autre régiment,
alors dans les Vosges, avec le grade de sergent-chef, et la promesse
que si ma conduite restait ce qu'elle était, je pouvais
compter être adjudant avant les fleurs.
Il
s'est levé, il est allé à une fenêtre.
C'était un homme corpulent aux cheveux gris, aux épaules
affaissées. Il m'a dit que lui aussi était muté,
mais sans avancement, et de même notre capitaine et les dix
hommes qui m ' avaient accompagné. J'ai appris ainsi que
Boffi irait dans ce chantier de l’arrière où un
bras de grue l'a écrabouillé, et qu'on nous dispersait
savamment, sauf que j'ai retrouvé mon capitaine dans les
Vosges pendant quelques mois.
Avant
de prendre congé, je ne savais comment demander ce qui me
tenait au cœur, mais le commandant l'a compris. Il m'a dit :
“Depuis des heures on se tabasse. O n m'a parlé
d'un lieutenant tué, d'au moins dix morts. On m'a parlé
de folies. D'un bonhomme de neige construit sur le terrain, d'un
prédicateur de la paix qui chante Le Temps des cerises, d'un
avion descendu à la grenade, est-ce que je sais ! Des folies." Je suis sorti du presbytère, où le
commandant était installé, avec un goût mauvais
dans la bouche. J'ai craché par terre avant de m'apercevoir
que j'étais devant le cimetière. Beaucoup de nos
soldats avaient été enterrés là en
automne, sous les croix de bois brut que fabriquait une compagnie
voisine. J'ai pensé : “
Ce n'est rien, ils ne t'en veulent pas, tu as craché sur la
guerre. ”
La
religieuse qui a écrit à Mathilde vient jusqu'à
eux dans le jardin. Elle est habillée de gris. Elle dit à
Daniel Esperanza, d'un ton courroucé : “Voulez-vous
remettre tout de suite votre robe de chambre ! Il y a des moments où je me demande si vous ne le faites pas
exprès, d'être malade ! ”
Elle
l'aide à enfiler son peignoir bleu illusion, presque du même
gris que sa robe de nonne d'avoir été tant de fois
lessivé. Il trouve alors, dans sa poche droite, un petit
paquet qu'il donne à Mathilde. Il lui dit : “Vous
regarderez ces choses chez vous, je ne pourrais pas supporter que
vous le fassiez devant moi !."
Des
larmes coulent à nouveau sur sa figure. La religieuse, sœur
Marie de la Passion, s' exclame : “Allons Bon ! Pourquoi
pleurez-vous encore ? ” Il
répond, sans la regarder ni Mathilde : “ C'est un grand péché que j'ai commis ce
jour-là. Je ne crois en Dieu que quand ça m'arrange,
mais je sais que c'était un péché. Je n'aurais jamais dû obéir aux ordres." Sœur
Marie hausse les épaules : “Pauvre homme, comment auriez-vous pu faire autrement ? Quand vous m'avez dit votre histoire, le seul péché que
j'y ai vu, c'est l'hypocrisie des puissants."
Il
est avec Mathilde depuis plus d'une heure. La religieuse trouve que
c'est assez. Il dit : “je n'ai pas fini, laissez-nous
tranquilles." Elle se plaint que ce soir il sera fatigué,
il va déranger son monde toute la nuit . Finalement , elle
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