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Un long dimanche de fiancailles

Un long dimanche de fiancailles

Titel: Un long dimanche de fiancailles Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Sébastien Japrisot
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à
la table, son canotier posé sur le divan où dort ma
belle-sœur Odile quand elle reste chez nous. Il faisait chaud
mais je n'osais pas ouvrir la fenêtre, de peur qu'on nous voie
de l'immeuble voisin j'ai dit : “
Vous pouvez ôter votre veste, si vous voulez." Il a dit
merci, il a posé sa veste sur le dossier de sa chaise.
    Nous
avons bu notre café de chaque côté de la table.
Je n'arrivais pas à le regarder. Il voulait comme moi éviter
d'évoquer Benjamin, ou le front qui fatalement nous le
rappellerait. Pour tromper l'embarras où nous étions,
il m'a dit sa jeunesse avec son frère Charles, en Amérique,
et qu'il l'avait laissé là-bas, et aussi son amitié
pour Petit Louis, un ancien boxeur qui tenait un bar et organisait
avec les clients des batailles aux jets de siphon. J'ai levé
les yeux et vu à ce moment son sourire, à la fois
enfantin et réconfortant, et c'est vrai que ce sourire lui
changeait le visage.
    Il
m'a demandé ensuite s'il pouvait allumer une cigarette. Je
suis allée lui chercher une soucoupe comme cendrier. Il fumait
une gauloise bleue. Il ne parlait plus. On entendait dehors des
gamins qui jouaient. Il a éteint sa cigarette à peine
entamée dans la soucoupe. Puis il s'est levé, disant
d'une voix douce : “C'était une idée
absurde. Mais nous pouvons lui mentir, vous savez, faire comme si. Il
sera peut-être plus tranquille dans la tranchée. ”
    Je
n'ai pas répondu je n'arrivais toujours pas à le
regarder en face. Il a repris son canotier sur le divan. Il m'a dit :
“Laissez-moi un message chez Petit Louis, rue Amelot, si vous
voulez me parler avant que je parte." Il s'est dirigé
vers la porte. Je me suis levée aussi, j'y suis arrivée
avant lui pour le retenir de s'en aller. Après un instant où,
enfin, je le regardais en face, il m'a attirée contre son
épaule, sa main dans mes cheveux, et nous sommes restés
ainsi sans dire un mot. Plus tard, je me suis dégagée,
je suis revenue à la salle à manger. J'avais essayé,
avant qu'il arrive, de préparer la chambre, c'est-à-dire
d'enlever tout ce qui pouvait nous rappeler Benjamin, mais j'y avais
renoncé, je ne voulais pas aller dans la chambre, ni dans
celle des enfants.
    Sans
me retourner, j'ai ôté ma robe près du divan et
me suis déshabillée. Il a embrassé ma nuque
pendant que je le faisais.
    Le
soir, il m'a emmenée dans un restaurant de la Nation. Il me
souriait, de l'autre côté de la table, et j'avais
l'impression que rien n'était tout à fait réel,
que je n'étais pas vraiment moi. Il m'a raconté une
farce qu'il avait faite, avec Petit Louis, à un client avare,
je n'écoutais pas attentivement ce qu'il disait, trop occupée
à le regarder, mais j'ai ri de le voir rire. Il m'a dit : “Vous devriez rire plus souvent, Élodie. Les Inuits,
ceux qu'on appelle Eskimos, prétendent que lorsqu'une femme
rit, l'homme doit compter les dents qu'elle montre, c'est le nombre
de phoques qu'il prendra dans sa prochaine chasse." J'ai ri
encore, mais pas assez longtemps pour qu'il puisse compter plus de
cinq ou six prises. Il m'a dit : “Peu
importe, on va commander autre chose, le phoque, je détestais
ça."
    Dans
la nuit de la rue du Sergent-Bauchat, en me raccompagnant chez moi,
il a passé un bras autour de mes épaules. Nos pas
résonnaient dans un monde vide. Nulle part de souffrances, de
larmes, de deuils, nulle part quiconque ni la pensée du
lendemain. Sur le seuil de l'immeuble, il m'a dit, tenant mes mains
dans les grandes siennes, son canotier en arrière : “Si
vous me demandiez de monter, j'en serais content."
    Il
est monté.
    Le
lendemain après-midi, je suis allée chez lui, rue
Daval, une chambre sous les toits. Il avait son atelier dans la cour.
    Le
surlendemain, jeudi, il est revenu chez moi pour le déjeuner.
Il apportait des roses rouges, une tarte aux cerises, son sourire
confiant. Nous avons mangé nus, après l'amour. Nous
nous sommes aimés encore jusqu'au soir. Il prenait le train au
matin. Il avait dit la vérité à la femme avec
qui il vivait avant la guerre, qui n'avait pas compris, qui était
partie en emportant les affaires que j'avais feint, la veille, de ne
pas voir. Il m'a dit : “Ce sont
des choses qui finissent par s'arranger. ” Le temps. Je ne sais
pas si je l'aimais,s'il m'aimait, hors de
cette parenthèse dérisoire que je viens de vous dire.
Aujourd'hui, je me souviens de la dernière image que j'ai eue
de Kléber. Il était déjà sur les marches
pour

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