Un long dimanche de fiancailles
descendre. J ' étais debout devant ma porte. Il a
soulevé son canotier, il a souri, il m'a lancé tout
bas, presque un murmure : “ Quand tu penses à moi,
montre combien de phoques. Tu me porteras bonheur."
Je
pense que vous comprenez la suite, du moins celle que Benjamin a
donnée à ces trois jours, puisque vous m'avez demandé
dans la voiture, sous la pluie : “Alors, c'est à
cause de vous qu'ils se sont fâchés ?” Ils se
sont fâchés parce que nous sommes des gens, pas des
choses, et que personne ni la guerre n'y peut rien changer.
Je
n'ai pas été enceinte. Benjamin, en contradiction de
tout, était d'une jalousie entêtée, ou il l'est
devenu. Kléber, poussé à bout, a dû lui
dire des vérités insupportables à entendre. Et
le temps, encore une fois, a fait son œuvre. Les questions de
Benjamin, dans ses lettres, quand il a su qu'il n'avait servi à
rien de me prêter à son ami, étaient comme de la
mitraille : comment et où je m'étais déshabillée,
étais-je troublée à l'idée d'être
prise par un autre, combien de fois dans ces trois jours, dans quelle
posture, et surtout, lancinante, douloureuse, cette obsession de
savoir “ si j'avais eu du plaisir". Oui, j'avais eu du
plaisir, de la première fois jusqu'à la dernière. Je peux bien vous le dire à vous : cela ne m'était jamais arrivé. Mon ouvrier-maçon ? J'imaginais naïvement ressentir ce qui est dévolu aux
femmes, moins que de se caresser dans son lit. Benjamin ? Pour le contenter, je faisais semblant.
Il
est tard. Le monsieur qui était avec vous va venir prendre
cette lettre. Je crois vous avoir tout dit. Je n'ai jamais revu
Benjamin, je n'ai jamais revu Kléber, dont j'ai appris en
1917, par le hasard qui fait si mal les choses, que lui non plus ne
reviendrait pas. Aujourd'hui, je travaille, j'élève mes
enfants du mieux que je peux. Les deux aînés, Frédéric
et Martine, m'aident du mieux qu'ils peuvent. J'ai vingt-huit ans, je
ne veux plus rien qu'oublier. Je fais confiance à ce que m'a
dit l'homme de ma parenthèse : notre seul maître, c'est le temps.
Adieu,
mademoiselle.
Élodie
Gordes.
Mathilde
relit cette lettre deux fois un lundi matin, après l'avoir lue
deux fois la veille au soir, quand Sylvain la lui a rapportée.
Au verso de la dernière feuille, laissé en blanc, elle
écrit :
Adieu ?
C ' est
vite dit.
Élodie
Gordes,
43,
rue Montgallet,
Paris.
Jeudi
15 juillet.
Mademoiselle,
J'ai
été très touchée par votre compréhension
et vos paroles de réconfort. Les questions que vous me posez
sont déroutantes à plus d'un titre, mais je vais quand
même essayer d'y répondre encore une fois.
J'ignorais
que, dans son nouveau régiment, mon mari avait retrouvé
Kléber et s'était réconcilié avec lui. Sa
dernière lettre est du Nouvel An 1917. S'il avait revu Kléber
avant cette date, il me l'aurait certainement écrit.
J' ignorais
que Kléber avait été tué dans le même
secteur que mon mari, et dans les mêmes jours.
“Le
hasard qui fait si mal les choses” n'est pas la femme qui
vivait avec Kléber et l'a quitté à cause de
notre aventure. Je ne connais pas de Véronique Passavant. J ' ai
appris la mort de Kléber par la boulangère de la rue
Erard, qui était le potin du quartier.
Un
jour d'avril 1917, elle m'a dit : “Le copain à
monsieur Gordes, celui qui faisait la trôle et qu'on appelait
l'Eskimo, les Boches l'ont tué aussi. Je l'ai su par mon neveu
qui fréquente le bar de Petit Louis, rue Amelot. ”
Si
Kléber a écrit à Petit Louis qu'il s'était
réconcilié avec mon mari, j'en suis heureuse, et je
suis sûre que ce ne pouvait pas être une fausse
réconciliation. Ils n'étaient hypocrites ni l'un ni
l'autre.
En
aucune manière, Benjamin n'aurait profité d'une
“circonstance dramatique” pour se venger de Kléber.
Quand on les a connus tous les deux, c'est impensable.
Par
contre, réconciliés ou pas, je suis certaine que
Benjamin aurait porté secours à son ami et fait tout ce
qu'il pouvait pour le sauver.
En
ce qui concerne la question, pour moi ahurissante, de leurs
chaussures, il me semble qu'effectivement, ils auraient pu les
échanger. Mon mari était grand, mais Kléber
guère moins. Si j'avais le cœur à rire, je vous
jure qu'en lisant ce passage de votre lettre, les voisins m'auraient
entendue.
Je
crois vous avoir déjà tout dit sur le résultat
des recherches de monsieur Pire. Néanmoins, c'est bien
volontiers que je lui ai
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