Un long dimanche de fiancailles
d'imaginer. Et puis, ils s'y
font."
Il
a porté jusque-là Mathilde dans ses bras, Sylvain s'est
chargé de la nouvelle trottinette, plus solide et plus
pratique que celle d'avant, un fauteuil roulant inventé pour
les paralysés de la guerre. Comme quoi, prétend celle
des deux Clémence qui a la cervelle en chewing-gum, la guerre
sert toujours à quelque chose.
Il
fait beau et froid. Mathilde est assise près du peuplier, sa
couverture écossaise sur les genoux, son père va et
vient à travers les broussailles, Sylvain est allé
jusqu'au bord de l'eau pour les laisser seuls. De temps en temps,
Mathilde touche du doigt qu'elle aimera toujours Manech. Les mouettes
se rassemblent sur les bancs de sable que le reflux a découverts
au milieu du lac, sans souci des humains.
“Après
tout, pourquoi pas ?” s'exclame Mathieu Donnay au bout
d'une longue concertation avec lui- même. Il revient vers
Mathilde et lui dit qu'il fera construire en cet endroit une grande
villa entièrement conçue pour qu'elle y vive heureuse
avec Sylvain, Bénédicte et les chats. Il laissera
Poéma, si elle est d'accord, à Paul et à sa
famille. Mathilde est d'accord, mais qu'on ne touche pas aux mimosas,
ni évidemment au peuplier. Son père hausse les épaules.
Il lui dit : “Il y a des moments, ma fille, tu es vraiment
une favouille. ”
Elle
rit, elle lui demande : “Comment sais-tu ça ?”
Il répond qu'il a des Provençaux, parmi ses ouvriers.
Ils lui ont expliqué que le mot favouille désigne un
petit crabe pas très malin, ce qui est rare chez nos ancêtres
supposés les plus reculés, et qu'à Marseille, à
Bandol ou aux Saintes-Maries-de-la-Mer, on nomme ainsi quelqu'un qui
n'a guère d'entendement.
Après
quoi, il appelle Sylvain. Il lui dit son projet de faire bâtir
une nouvelle maison, sans toucher au peuplier argenté et sans
que, les travaux achevés, il manque une seule racine des
mimosas. Lui qui est un jardinier d'expérience, qu'en
pense-t-il ? Sylvain répond : “Les mimosas, on peut les déplacer. Le peuplier, il est
trop au bord du terrain pour qu'on ait besoin de l'abattre. ”
Mathieu Donnay lui donne une bonne poignée de main. Mathilde dit : “ Merci, Papa. Au moins, à
Noël comme en été , je
n'aurai plus à supporter la femme de mon frère et tes
monstres de petits-fils." Et Sylvain ajoute, sans malice : “Matti a raison. C'est Bénédicte aussi qui va
être contente. ”
Le
lendemain, Mathilde et Sylvain, par le train, accompagnent la famille
à Paris. Le 6 janvier, par la route, ils vont à
Péronne, dans la Somme, la ville la plus proche du cimetière
militaire d'Herdelin, où Manech est enterré. Depuis
cinq mois qu'ils y sont venus pour la première fois avec
Pierre-Marie Rouvière, les traces de la guerre se sont encore
effacées, pourtant elle paraît plus présente dans
tout le paysage, sans doute parce que c'est l'hiver.
Ils
dorment à l'Auberge des Remparts, où Pierre-Marie les
avait conduits en août. Au matin du 7 janvier, date du
pèlerinage que Mathilde s'est juré de faire tous les
ans tant qu'il lui en restera les forces, ce qui n'exclut pas
d'autres visites, le ciel est bouché, il pleut de la neige
fondue sur Péronne et les champs de bataille. À Herdelin, où les maisons reconstruites côtoient les
ruines, la route est un torrent de boue. Les drapeaux, dans le
crachin, pendent sans gloire ni couleur à l'entrée du
cimetière. Presque en face, de l'autre côté de la
route, le cimetière militaire allemand n'a pas meilleure mine.
L'année
dernière, sous le soleil de l'été, à
travers les branches des saules fraîchement plantés, la
rectitude des allées, les pelouses impeccablement tondues, les
cocardes tricolores accrochées aux croix, les fleurs pimpantes
de la nation dans les vasques simili-antique, tout semblait à
Mathilde hypocrisie et lui donnait envie de crier son dégoût.
La pluie, le vent glacé qui souffle des Flandres, l'espèce
de torpeur sans espoir qui écrase tout le pays vont mieux au
teint des Pauvres Couillons Du Front. Combien ils sont, là,
qui lui donneraient tort ?
La
première fois, elle a cherché d'abord la croix blanche
de Jean Etchevery, 19 ans, mort pour ce qu'elle se refuse désormais
à prononcer, parce que c'est un mensonge. C'était un
mensonge aussi sur la croix qu'elle a trouvée ensuite, dans la
même allée : Kléber Bouquet, 37 ans. Et
encore, quelques rangées plus loin, sur celle de Ange
Bassignano, 26 ans, le voyou
Weitere Kostenlose Bücher