Un long dimanche de fiancailles
Mon frère a fouillé de son mieux sans le
trouver. La dernière fois où Quelqu'un l'a rencontré
c'est sur le bac qui le ramenait au continent. Il avait un sac de
marin sur une épaule, une bourriche d'huîtres de l'autre
côté. Il a dit que les huîtres étaient pour
un fou qui avait parié avec lui sa moto d'en manger vingt
douzaines.
Je
suis désolé, ma gentille enfant, et honteux plus que je
ne peux l'exprimer de devoir joindre ma note de frais à cette
lettre. Je l'ai faite, croyez-le bien, plus honnête pour vous
que pour moi. Vous verrez d'ailleurs qu'il ne s'y trouve que des
chambres d'hôtel modestes, des transports en troisième
classe et rien d'autre. Considérez que je ne me nourris que du
plaisir de connaître des artistes comme vous.
Je
vous quitte, avec l'espoir que le hasard ou le temps me permettra de
découvrir quelque chose qui vaille la peine de vous déranger
à nouveau. Je reste, quoi qu'il advienne, votre ami et votre
fidèle admirateur.
Germain
Pire.
Cette
lettre suit Mathilde à New York où, dans celle de ses
vies qui l'amuse le moins et lui fait perdre le plus de temps, elle
est venue se faire opérer par un jeune professeur juif, Arno
Feldmann, qui a rendu à trois handicapés comme elle une
partie de leurs mouvements. C'est un fiasco sans intérêt,
sauf que cessent les douleurs qui la tuaient au niveau des hanches et
qu'elle est au bord de tomber amoureuse du chirurgien, mais il est
marié, père de deux gamines aux joues rondes, criblées
de tâches de rousseur, il n'est même pas beau, et comme
chacun sait, si l'on oublie des inconnus sans visage qui la
tourmentent quelquefois dans des rêveries regrettables,
Mathilde ne trompe jamais son fiancé.
Et
puis aussi, il faut le dire, Maman est là, qui a vomi jusqu'à
son âme pendant la traversée, qui s'ennuie de déambuler
dans Central Park et les magasins de la Cinquième Avenue,
harassée par la chaleur. Mathilde ne voudrait pas ajouter aux
tracas qu'elle occasionne. Donc, le Arno Feldmann, elle ne le regarde
plus qu'à la dérobée dans les reflets de sa
fenêtre, très lointaine, tu vois, très
indifférente.
Elle
retrouve Poéma en octobre, aux derniers feux d'un été
qui s'éternise, et tout le monde en bon état, les bêtes
et les gens. On a une nouvelle auto, une Delage mieux suspendue et
plus confortable que l'ancienne. Elle est jaune et noir, mais c'était
paraît-il les seules couleurs disponibles. Sylvain conduit
Mathilde presque chaque jour à Hossegor voir avancer les
travaux de la villa. L'architecte de Papa, Bruno Marchet, la trouve
assommante. Elle discute de détails avec les ouvriers, elle
n'est jamais contente, elle s'imagine qu'on la déteste. Elle
promet à son père de n'y plus retourner jusqu'au temps
des finitions.
En
janvier 1922, pour son pèlerinage au cimetière
d'Herdelin, le ciel est bleu, il fait froid, la coupe de fleurs
artificielles, déplacée par Sylvain, est à
nouveau à sa place, sous la croix de Ange Bassignano, mais
cela ne veut pas forcément dire, pense Mathilde, que Tina
Lombardi est revenue. Le gardien, qui n'est pas toujours là,
voit passer trop de monde quand il y est, il ne sait rien. À
Péronne pourtant, dont Sylvain fait le tour, un hôtelier,
patron du Prince de Belgique, accepte de dire qu'une jeune femme à
l'accent du Midi est descendue chez lui à l'automne précédent,
seule, buvant beaucoup, fumant à table de petits cigares,
insultant les dîneurs que cela indisposait. Il a été
bien content qu'elle ne reste qu'une nuit. Elle s'est esquivée
au petit matin sans même régler sa note. Le nom qu'elle
avait donné, que Sylvain peut voir par lui-même sur le
registre, est Emilia Conte, de Toulon. La date est la nuit du 15 au
16 novembre
En
revenant à Paris, Mathilde transmet l'information à
Germain Pire, mais il refuse poliment de reprendre ses recherches. En
un an et demi, il a beaucoup vieilli. Il porte toujours le melon, la
lavallière et les guêtres blanches, mais un deuil, sur
lequel il ne trouve pas utile de s'étendre, l'a frappé,
le cœur n'y est plus.
Les
deuils, pendant cette année 1922, Mathilde va en connaître
aussi. Meurent les parents de Manech, à trois semaines
d'intervalle, dans la moiteur de juin, la mère dans son
sommeil, d'une crise cardiaque, le père retrouvé noyé
dans le lac, près de son parc à huîtres. On dira,
pour que le curé accepte son cercueil à l'église,
que c'était un accident. Pourtant, il a laissé, la
dernière nuit,
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