Un Monde Sans Fin
L’escarmouche
fut féroce et les Français se retirèrent à l’intérieur de leur forteresse.
Philippe VI quitta Amiens et remonta vers le nord,
emprisonnant Édouard tout au bout de la pointe d’un triangle. Sur leur flanc
droit, les Anglais avaient l’estuaire ; sur leur flanc gauche, la
mer ; et, derrière eux, une armée française qui ne rêvait que de répandre
le sang de ces envahisseurs barbares.
Cet après-midi-là, le comte Roland s’en vint trouver Ralph.
Celui-ci se battait dans son escadron depuis sept ans et le
suzerain ne le considérait plus comme un réchappé de la potence. S’il ne
semblait pas le porter dans son cœur, il avait sans aucun doute du respect pour
sa bravoure et recourait toujours à son détachement quand il s’agissait de
renforcer une faiblesse dans la ligne de front, d’effectuer une sortie ou
d’organiser une razzia.
Ralph avait perdu trois doigts de la main gauche, et il
boitait quand il était fatigué, séquelle d’une blessure reçue sous les remparts
de Nantes en 1342 lorsqu’un Français lui avait transpercé le tibia de son pieu.
Malgré sa vaillance, le roi ne lui avait toujours pas accordé le titre de
chevalier. Cette omission lui causait d’autant plus d’amertume qu’à l’instar de
son père, il se battait pour l’honneur, et non pour la fortune. La majeure
partie du butin qu’il avait amassé se trouvait à Londres, confié à la bonne
garde d’un orfèvre, mais cela ne suffisait pas à satisfaire ses ambitions. Il
ne s’était pas élevé d’une seule marche sur l’échelle de la noblesse. Et son
père, lorsqu’il l’apprendrait, en serait aussi marri que lui.
À l’arrivée de Roland, Ralph était assis dans un champ de
blé mûr tellement piétiné par l’armée qu’il ne restait pas un épi debout. En
compagnie d’Alan Fougère et d’une demi-douzaine de camarades, il était en train
de manger un maigre dîner composé d’une soupe aux pois et d’oignons. Les vivres
s’épuisaient. Les hommes ne recevaient plus aucune ration de viande. Exténués
par ces marches constantes et par le spectacle des ponts détruits et des
forteresses invincibles, ils avaient le moral au plus bas. Que se passerait-il
lorsque l’armée française les aurait rattrapés ?
À présent, Roland était un vieil homme aux cheveux et à la
barbe gris. Cependant, il se tenait toujours droit et n’avait rien perdu de son
autorité. Il avait appris à conserver un masque impassible de sorte que l’on
remarquait à peine que le côté gauche de son visage était paralysé. Il
dit : « L’estuaire de la Somme est soumis au mouvement des marées.
Quand la mer est basse, il y a, par endroits, des poches d’eau profonde. De
plus, le lit de la rivière est recouvert d’une boue épaisse qui rend sa
traversée impossible.
— Autrement dit, nous sommes coincés ici, soupira
Ralph, tout en comprenant que le comte n’était pas venu jusqu’à lui dans le
seul but de lui apprendre de mauvaises nouvelles.
— Il devrait y avoir un gué, poursuivait Roland, à un
endroit où le fond est plus ferme. Si c’est le cas, les Français le sauront.
— Vous voulez que je découvre où il se trouve ?
— Le plus rapidement possible. Il y a des prisonniers
dans le champ voisin. »
Ralph secoua la tête. « Ces soldats peuvent venir de
n’importe où en France, ou même d’un autre pays. Ce sont les gens du cru qu’il
faut questionner.
— Peu m’importe qui tu interroges. Mais je veux
qu’avant la nuit, tu te sois rendu à la tente du roi avec la
réponse ! » Sur ces mots, Roland tourna les talons.
Ralph finit son bol de soupe et se mit sur ses pieds,
heureux de se voir confier une tâche périlleuse. « En selle, les
gars ! » cria-t-il.
Il avait toujours la même monture. Miraculeusement, Griff
avait survécu à sept années de guerre. Plus petit qu’un cheval de bataille, il
avait plus de courage que les énormes destriers des chevaliers. Il était
désormais habitué à la guerre et, sur le champ de bataille, le tintement de ses
sabots ferrés était pour son cavalier aussi précieux qu’une arme
supplémentaire. Ralph l’aimait plus qu’aucun de ses compagnons. En fait, le
seul être vivant pour qui il éprouvait de l’affection était son frère, mais il
ne l’avait pas vu depuis sept ans et ne le reverrait peut-être jamais puisque
Merthin était parti pour Florence.
Ils s’élancèrent vers l’estuaire, au nord-est.
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