Un Monde Sans Fin
plutôt d’augmenter leur nombre.
— Les Français soutiennent les Écossais qui ne cessent
d’envahir nos comtés du Nord.
— Ne croyez-vous pas que le roi se défendrait mieux des
incursions écossaises en déployant ses troupes au nord de l’Angleterre plutôt
qu’au nord de la France ? »
Gérald parut dérouté. Il ne lui était probablement jamais
venu à l’esprit de s’interroger sur le bien-fondé de la guerre. « Ralph a
été adoubé, dit-il fièrement, et il a rapporté de Calais un chandelier en
argent pour ta mère. »
Gloire et butin, voilà bien à quoi se résumait le propos,
songea Merthin. Au fond, c’était bien là les seuls motifs pour faire la guerre.
Ils se rendirent tous ensemble au manoir. Ralph était sorti
chasser avec Alan Fougère. Dans la grande salle, il y avait une monumentale
chaise en bois sculpté – celle du seigneur, manifestement. Présenté à une toute
jeune fille enceinte, Merthin fut bien étonné d’apprendre que c’était Tilly,
l’épouse de son frère : il l’avait prise pour une servante. Il
profita de ce qu’elle allait chercher du vin à la cuisine pour s’enquérir de
son âge auprès de sa mère.
« Quatorze ans », lui apprit dame Maud.
Il n’était pas rare qu’une femme donne naissance à un âge
aussi précoce. Cependant, c’était parmi les couches les plus incultes de la
paysannerie que cette situation se rencontrait le plus souvent, ou alors au
sein des familles royales contraintes d’assurer la lignée pour satisfaire aux
exigences de la politique.
Dans les villes, les comportements étaient plus évolués,
notamment parmi la classe des marchands.
Jugeant le fait malheureux, Merthin demanda à sa mère si
elle ne trouvait pas Tilly un peu jeune pour avoir un enfant. Dame Maud
partageait sans aucun doute son opinion, car elle répondit : « Ralph
n’a rien voulu entendre. Tout le monde l’a pourtant supplié ! »
Tilly s’en revint, accompagnée d’une servante qui portait
une cruche de vin et une coupe de pommes. Elle aurait pu être jolie si elle
n’avait pas eu l’air aussi épuisé, pensa Merthin.
Sieur Gérald s’adressa à elle avec une jovialité forcée.
« Souris, Tilly ! Ton mari sera bientôt de retour. Tu ne vas pas
l’accueillir avec un visage long d’une aune.
— Que j’en ai assez d’être enceinte !
soupira-t-elle. Si seulement ce bébé pouvait venir plus vite.
— Cela ne sera plus long, maintenant, la réconforta
Maud.
Trois ou quatre semaines, tout au plus.
— Mon Dieu, c’est une éternité ! »
On entendit des chevaux au-dehors. « Ralph est rentré,
dirait-on ! » lança dame Maud.
En cet instant précis, Merthin se sentit la proie d’émotions
plus confuses que jamais à l’égard de ce frère qui s’était rendu coupable de
tant d’ignominies. Combien d’innocents paysans n’avait-il pas tués à l’époque
où il vivait parmi les hors-la-loi ? Le viol d’Annet n’avait été que le
prélude à sa furie. Et il avait certainement perpétré bien d’autres crimes
pendant qu’il guerroyait. Il était naïf d’espérer qu’il se soit tenu à l’écart
de l’orgie de viols, d’incendies, de pillages et de tueries perpétrée par les
armées du roi Édouard en Normandie, dont on lui avait fait le récit au cours de
son voyage.
La connaissance de tous ces faits entachait son affection
pour lui. Mais Ralph était aussi son frère. Et il ne l’avait pas vu depuis si
longtemps !
De son côté, se disait-il, Ralph devait éprouver pour lui
des sentiments tout aussi mélangés. Il ne pouvait pas lui avoir pardonné
d’avoir révélé sa cachette à frère Thomas, en sachant pertinemment que son
arrestation signifiait la potence. Le fait d’avoir arraché au moine la promesse
de lui laisser la vie sauve lors de sa capture n’y changeait pas grand-chose.
Et d’ailleurs, les derniers mots que Ralph lui avait adressés au moment de
quitter la prison de Kingsbridge, au sous-sol de la halle de la guilde, avaient
été : « Tu m’as trahi. »
Le maître de séant fit son entrée, accompagné d’un Alan
aussi crotté que lui après leur journée de chasse. Merthin découvrit avec
surprise que son frère boitait. Ralph mit un instant à le reconnaître. Puis il
s’écria avec un large sourire : « Mon grand ! »
À cette vieille plaisanterie – puisque depuis des temps
immémoriaux Merthin était le plus petit des deux –, les frères ne
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