Un Monde Sans Fin
sous-entendus.
Merthin ne releva donc pas la phrase de Ralph et
poursuivit : « Caris m’a prié d’intercéder auprès de toi en faveur de
Wulfric. Elle trouve que tu l’as suffisamment puni pour avoir levé la main sur
toi. Je partage son avis.
— Il m’a cassé le nez !
— Hé, j’y étais, tu te souviens ? lança Merthin
gaiement pour mettre un peu de légèreté dans la conversation ». Ne me joue
pas le coup de la blanche colombe. Tu étais quand même en train de caresser sa
promise ! Comment s’appelait-elle déjà ?
— Annet.
— Si ses seins ne méritaient pas un nez cassé, tu ne
peux t’en prendre qu’à toi-même. »
Alan s’esclaffa, Ralph se rembrunit. « Ce Wulfric a
bien failli avoir ma peau. Il a monté le seigneur William contre moi quand
Annet a prétendu que je l’avais violée.
— Au bout du compte, tu n’as pas été pendu et tu lui as
tailladé la joue en t’enfuyant du tribunal. Une sacrée blessure, tu peux me
croire ! On voyait ses dents derrière. Il en portera la cicatrice toute sa
vie.
— Tant mieux !
— Cela fait onze ans, Ralph ! Gwenda n’a que la
peau sur les os, leurs enfants sont malades. Tu ne crois pas que ça
suffit ?
— Non !
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
— Que ça ne suffit pas.
— Mais pourquoi ? s’écria Merthin. Je ne comprends
pas.
— Je continuerai à le punir, le brimer et l’humilier,
lui et toutes ses femmes.
— Mais jusqu’à quand, pour l’amour du ciel ?
S’exclama Merthin, médusé par la franchise de son frère.
— En temps ordinaire, je ne répondrais pas à cette
question.
J’ai appris à mes dépens que s’expliquer rapportait plus
d’ennuis qu’autre chose. Mais tu es mon grand frère et j’ai toujours eu besoin
que tu m’approuves. »
Non, Ralph n’avait pas vraiment changé. Excepté qu’il se
connaissait mieux et se comprenait mieux.
« C’est tout simple, continuait-il. Wulfric n’a pas
peur de moi.
Ce jour-là, à la foire, il n’avait pas peur de moi, et il
n’a pas plus peur aujourd’hui malgré tout ce que je lui ai fait subir. C’est
pour ça que je continuerai à le maltraiter.
— Mais c’est une sentence à mort ! s’écria
Merthin, horrifié.
— Le jour où je lirai la crainte dans ses yeux, il
obtiendra de moi tout ce qu’il voudra.
— C’est donc si important pour toi que les gens te
craignent ? demanda Merthin, abasourdi.
— C’est la chose la plus importante au monde. »
57.
Le retour de Merthin avait des répercussions sur toute la
vie de Kingsbridge, constatait Caris avec une stupéfaction mêlée d’admiration.
La déconfiture d’Elfric à la réunion de la guilde de la paroisse avait marqué
le début des changements, lorsqu’il était apparu que son incompétence aurait pu
valoir à la ville de perdre son pont. Cette découverte tira les habitants de
leur apathie. Sachant que le prévôt n’était qu’une marionnette entre les mains
de Godwyn, ils dirigèrent leurs attaques contre le prieuré, qui concentra
bientôt sur lui tous les ressentiments.
Dans l’atmosphère de défiance qui s’était instaurée, Marc le
Tisserand avait de fortes chances de remplacer Elfric à la tête de la guilde,
se disait Caris avec bonheur. C’en serait fini alors de la tyrannie de Godwyn.
La ville connaîtrait peut-être un nouvel essor : le marché se
tiendrait également le samedi, de nouveaux moulins seraient sans doute
construits et les commerçants retrouveraient confiance en une justice rendue en
toute indépendance. Tout allait se jouer le premier jour de novembre.
Toutefois, Caris s’intéressait surtout aux répercussions du
retour de Merthin sur sa vie personnelle. Le revoir avait bouleversé les
fondements mêmes de son existence, avec la violence d’un tremblement de terre.
Lorsqu’il lui avait demandé de quitter le couvent, l’effroi l’avait saisie.
Cela signifiait abandonner tout ce à quoi elle avait œuvré ces neuf dernières
années : quitter sa position au sein de la hiérarchie du couvent, laisser
derrière elle une véritable mère en la personne de Cécilia, une Mair
affectueuse, une vieille Julie malade et, surtout, un hospice devenu par ses
soins infiniment plus propre, mieux organisé et plus accueillant qu’il ne
l’avait jamais été.
Quand les jours raccourcirent et que le temps se fit plus
froid, quand Merthin eut réparé le pont et posé sur l’île aux lépreux les
fondations
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